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de l’autre jusque dans l’eau du lac, barrent absolument le chemin. Le commandant de la forteresse nous fait dire qu’il vient d’envoyer prendre les ordres du sultan, et nous somme de les attendre. A cela nous n’avons rien à répondre. Ces ordres arrivent le lendemain, et nous nous sentons tous soulagés d’un grand poids en apprenant qu’ils sont favorables. Nous traversons le fort, véritable souricière dans laquelle il eût été facile de nous emprisonner d’un seul coup; mais on nous a envoyé de Tali un mandarin et quelques soldats pour nous escorter, cette mesure nous rassure et nous empêche de soupçonner un piège. Au-delà du fort, la plaine s’épanouit, traversée par la route que nous suivons. Quand les murailles de la ville se montrent dans le lointain, dominées par des montagnes grandioses, la peur s’empare de nos porteurs; des chrétiens qui avaient voulu suivre le père Leguilcher rétrogradent prudemment, se proposant de rallier notre caravane après qu’ils auront connu l’accueil qui lui aura été fait. Des bruits sinistres nous sont rapportés : quatorze Européens auraient été récemment mis à mort, et nous allions bientôt, au dire de nos gens effrayés, voir leurs têtes sur les murailles. Tous les étrangers sont des Européens pour les Chinois. Les hommes massacrés par ordre du sultan étaient probablement des Birmans ou des Hindous, car ils avaient la peau presque noire. Nous entrons néanmoins sans obstacle dans la redouta])le cité. La grande rue, d’abord presque déserte, se peuple peu à peu. Nous avançons toujours, serrés les uns contre les autres, l’œil aux aguets et la main sur nos armes. Un mandarin magnifiquement vêtu et monté sur un cheval de prix vient au-devant de nous, jette un regard dédaigneux sur nos costumes de laine fripés et sans dorure, sur nos chevaux petits et maigres, et nous invite à mettre pied à terre. Nous sommes alors assaillis par une foule énorme, excitée, hurlante, qui, débouchant de toutes les rues adjacentes, oscille comme les flots de la mer et menace de nous écraser. Des soldats se ruent sur nous par derrière et nous arrachent violemment nos chapeaux. Cette insulte fut suivie d’une rixe dans laquelle nous dûmes faire usage des crosses de nos fusils; nos quatre Annamites et nos deux tagals usèrent bravement de leurs sabres, et le mandarin, resté d’abord impassible, s’interposa tardivement, au moment où un soldat musulman tombait ensanglanté.

Cet incident dont les suites pouvaient être si funestes, et dont nous ignorions la cause, avait été provoqué par la curiosité du sultan. Celui-ci nous observait du haut des remparts de la citadelle, et c’était pour qu’il pût examiner à son aise nos visages européens que l’on nous avait brutalement décoiffés après nous avoir enjoint de descendre de cheval. Il donna l’ordre lui-même de nous conduire hors de la ville, dans un logement qu’il désigna. A peine y étions--