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Ils étaient chargés en outre d’acheter au nom du sultan de Tali le revolver que nous nous étions proposé d’offrir à ce capricieux personnage. Malgré l’insistance qu’ils apportèrent dans cette double négociation, ces ambassadeurs indiscrets furent éconduits. Laisser le missionnaire compromis à cause de nous s’éloigner en pleine nuit de notre petite colonne, c’eût été manquer de prudence, et vendre une arme à un homme qui n’avait ni su la mériter ni osé la prendre, c’eût été manquer de dignité. Les soldats nous quittèrent donc en murmurant, et nous passâmes la nuit à consolider nos barricades. Celles-ci d’ailleurs demeurèrent inutiles, et cette alerte fut la dernière. Le chef du nouvel empire musulman nous a épargnés par crainte de provoquer contre lui l’intervention des Européens, et ses fanatiques sujets ont été tenus en respect par la terreur secrète que nos armes leur avaient inspirée. En rentrant dans l’ermitage du père Leguilcher, nous reconnûmes bien vite à la consternation des visages que la nouvelle de notre insuccès nous y avait devancés. De tous les points de la montagne, les chrétiens affluaient au presbytère, remplissant la chambre et l’oratoire, se pressant autour du prêtre, qu’ils n’osaient interroger, silencieux comme des gens qui pressentent une grande douleur. Le lendemain, lorsque le père Leguilcher, dont un plus long séjour au milieu d’eux aurait mis la vie en péril, s’éloigna avec nous, des sanglots éclatèrent, les hommes et les enfans voulurent accompagner leur bienfaiteur. Quant aux femmes, c’était vraiment pitié de les voir avec leurs pieds mutilés s’efforçant de suivre le pas des chevaux et gravissant en pleurant la montagne à pic. Elles s’attachaient à la robe du prêtre, qui ne se détournait pas de peur de faiblir. Nous emportions l’âme de ce petit monde chrétien, entouré d’ennemis du côté du Thibet aussi bien que du côté de la Chine, et qui allait peut-être, après notre départ et par notre imprudence, être persécuté pour sa foi. C’était là une pensée amère qui, en se joignant à l’inévitable contagion de la douleur humaine sincèrement exprimée, nous arracha à nous-mêmes les premières larmes que nous eussions versées depuis deux ans. La montagne de Likiang montra bientôt à l’horizon ses formes imposantes ; elle apparaissait au loin comme un blanc fantôme qui semble garder l’entrée du Thibet. Partis des plaines basses conquises sur la mer par les alluvions du Mékong, nous pouvions contempler enfin de hauts sommets, des neiges éternelles, et entrevoir la contrée brumeuse vers laquelle nous avaient si souvent entraînés nos rêves. Nous perdions en même temps l’espoir d’y pénétrer; mais les préoccupations qui nous assiégeaient alors laissèrent en nous peu de place aux regrets. Tant que dura notre marche en territoire musulman, il fallut presser le pas, ne camper qu’en lieux