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terre, qui, loin d’avoir éprouvé, comme son héros, les poignantes émotions de la solitude, a pris une part active au mouvement politique de son temps. Et cependant Defoe déclare quelque part que l’existence de Robinson présente un parallélisme presque complet avec la sienne. Dans quel sens emblématique il l’entendait, il nous serait difficile de le comprendre. S’il resta seul quelquefois, ce fut en prison et non dans une île déserte; s’il a connu la mauvaise fortune, ce fut à la suite d’entreprises commerciales malheureuses ou de polémiques trop vives ; ses ennemis furent des créanciers ou des contradicteurs politiques, lesquels ne ressemblent guère à des cannibales; il a lutté contre la société et non contre la nature. C’est donc ailleurs que dans les immortelles aventures de Robinson Crusoé qu’il convient de rechercher ce que fut la vie de Defoe. Il y a lieu de regretter qu’un écrivain qui sut si bien analyser un caractère et peindre avec tant de vérité des pays qu’il n’avait jamais vus n’ait pas laissé de mémoires. Loin de là, il semblait éviter de parler de lui-même et il n’y a pas trace d’un événement personnel dans les innombrables écrits qui sont sortis de sa plume. Quand on aura pris connaissance des faits que ses biographes les plus bienveillans lui attribuent, on se demandera si ce ne fut pas la prudence plutôt que la modestie qui lui inspira cette réserve.


I.

Daniel Defoe naquit à Londres en 1661. Son père, boucher de son métier et bourgeois de la Cité, était, dit-on, un homme fort estimable, assez à l’aise pour assurer à ses enfans une bonne éducation, membre d’ailleurs de l’église dissidente, à laquelle il donna des témoignages de dévoûment en un temps où les dissentimens religieux étaient trop souvent un prétexte à persécution. Il s’appelait simplement James Foe. Le fils allongea-t-il le nom paternel au moyen d’une particule qui pouvait flatter sa vanité en paraissant le faire descendre d’une des familles de la conquête normande? Il semble plus probable que cette addition s’introduisit peu à peu et sans que l’on y prit garde, comme abréviation du prénom. Au reste, l’auteur de Robinson Crusoé a été certainement le premier et le dernier homme célèbre de sa famille; on ne l’entendit jamais émettre la moindre prétention généalogique. Vers quatorze ans, il entra dans une école ou académie de l’église dissidente; il y reçut sous la direction d’un savant maître, le révérend Charles Morton, une éducation distinguée, en même temps qu’il acquit les connaissances les plus étendues. Parens et amis l’engageaient à suivre la carrière ecclésiastique; mais à peine eut-il l’âge d’en ap-