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L’année 1688 vit s’accomplir, personne ne l’ignore, le dernier acte de la révolution d’Angleterre. Guillaume d’Orange, gendre de Jacques II, se rendant aux vœux des protestans anglais, débarquait le 4 novembre dans la Grande-Bretagne, et se mettait en marche vers Londres, où il fit une entrée triomphale le 18 décembre. A la première nouvelle de cet événement, que les amis des libertés politiques et religieuses accueillaient avec joie, Defoe quitte ses affaires, monte à cheval et rejoint à la hâte l’armée du prince d’Orange. A ses yeux, l’avènement du nouveau souverain était la victoire du parti national. Longtemps après, lorsqu’il se fut livré tout entier aux lettres, il ne laissait pas échapper une occasion de célébrer cette journée du 4 novembre, anniversaire de la délivrance d’un joug étranger. Jacques II, Anglais et catholique, était, suivant lui, un souverain étranger; Guillaume, Hollandais et protestant, était un souverain patriote. La révolution accomplie, il se remit aux affaires avec plus de bonne volonté que de succès. Il avait entrepris le commerce d’exportation, commerce gros d’incertitudes et de mauvaises chances. À cette occasion, il se rendit en Espagne, ce qui était alors un voyage long et périlleux. Ses spéculations ne furent pas heureuses; en 1692, il se vit insolvable et fut déclaré en état de faillite.

Au fait, Defoe n’avait pas le travail régulier ni l’esprit tranquille qui font le parfait négociant; les idées du dehors, non moins que les écarts d’une vive imagination, l’empêchaient sans doute de se livrer aux entreprises d’argent avec l’application soutenue qu’elles exigent. Il a décrit l’incompatibilité du génie littéraire avec le commerce en quelques lignes où il est permis de voir son propre portrait : « Quelle incongruité de la nature d’associer des caractères qui sont directement opposés! Un homme d’esprit devenir négociant! Nul lien ne le retiendra. C’est en vain qu’on l’enfermera dans un comptoir, il sera dehors en un instant. Il quittera le livre-journal et le grand-livre pour Horace et Virgile; il fera du drame d’un bout à l’autre, et s’il commence par la comédie, il finira par la tragédie; la faillite sera l’acte final, et la prison pour dettes servira d’épilogue. » Defoe eût mieux fait de s’avouer à lui-même que le négoce réclame, comme la poésie ou l’art militaire, certaines qualités d’esprit que ne possède pas tout le monde. Quoiqu’il n’ait guère écrit pendant ces premières années, il y a quelques indices qu’il s’abandonnait dès lors à son goût pour la polémique militante; mais surtout il réservait trop volontiers à un petit cercle d’amis, lettrés et éclairés comme lui, le temps qu’il eût dû consacrer aux affaires.

Les lois contre la banqueroute étaient alors d’une excessive sévérité. Aussi Defoe s’esquiva-t-il pour éviter les rigueurs de la pri-