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Les études dessinées par Verrocchio qui subsistât, — l’Etude de cheval, entre autres, conservée au musée du Louvre, — prouvent qu’il avait recueilli tous les documens nécessaires, accompli tous les travaux préparatoires, et, quant au modèle lui-même, il est certain qu’en le laissant inachevé il en avait au moins déterminé l’aspect assez nettement pour légitimer déjà l’admiration. Les termes de l’acte officiel qui désigne le successeur du maître et le charge de « mettre la dernière main (perficere) au cheval et à la statue actuellement en si glorieux cours d’exécution[1] » ne permettent pas le doute à cet égard.

Il semble au surplus que ce penchant, assez ordinaire de notre temps, à se défier des traditions consacrées et à s’accommoder du moindre incident pour accuser la crédulité de nos pères, que ce besoin de prendre l’histoire en faute et les historiens en flagrant délit de légèreté ait eu pour résultat principal d’habituer au scepticisme les gens qu’on prétendait convertir. Nous avons vu depuis quelques années tant de vieux maîtres dépossédés de leurs titres au profit d’artistes oubliés ou ignorés, tant d’œuvres illustres suspectées et de maigres talens mis en honneur, que nous en sommes à peu près venus, de guerre lasse, à n’accepter qu’avec une confiance provisoire la plupart de ces soi-disant actes de justice. Qui sait si à un moment donné de nouvelles recherches n’aboutiront pas à des découvertes nouvelles, et si les bonnes raisons manqueront pour démentir les solutions proposées aujourd’hui, pour déplacer une fois de plus les étiquettes? A ne parler que des faits intéressant notre art national, puisque, suivant les décisions de certains érudits, Jean Cousin a cessé d’être le sculpteur du tombeau de l’amiral Chabot, et que Pierre Lescot lui-même n’est plus pour rien dans l’architecture du Louvre, on a bien le droit de s’attendre à d’autres nouveautés encore et de pressentir la possibilité d’autres évictions tout aussi hardies.

Le mal ne serait pas fort grand, en vérité, s’il n’y avait au fond de tout cela que de simples mutations de noms propres et des rectifications de catalogue; mais cette manie de révision, cette aversion systématique pour les croyances admises se manifeste à propos de questions plus graves, et se donne carrière en plus haut lieu. Les œuvres du génie elles-mêmes et l’admiration unanime qu’elles ont conquise lui servent souvent de stimulant ou de prétexte, et si ceux qui prétendent en pareil cas nous instruire consentent encore à admirer, ce n’est qu’à la condition d’éviter soigneusement toute complicité apparente avec l’opinion commune. Pour mieux prouver leur

  1. Registres du conseil des Dix. Année 1490.