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teur qui bientôt est calmé. Le jeune musicien est charmant de jeunesse et d’ardeur. « Je m’entends parler et marcher, dit-il, comme si je marchais et parlais sous une voûte d’une sonorité particulière. Dans ces trois dernières nuits, j’ai refait mon ouverture, et cependant il me semble que de ma vie je n’aurai plus besoin de dormir. Je me sens la légèreté d’un oiseau, et je ne sais pas pourquoi je ne m’envole pas, car j’ai une belle peur. — Povero! reprend le maître, aussi ému que le débutant; mais tu es satisfait, eh?... Ton ténor, ta prima donna, ton orchestre, ça va-t-il un peu, tout ça? » Ce début est plein de fraîcheur et de charme, et quoique le talent de M. Febvre soit en opposition complète avec le rôle de Roswein, ce que nous expliquerons tout à l’heure, quoique aussi la nature particulièrement nerveuse de M. Lafontaine enlève au rôle de Sertorius son caractère de bonhomie, ce premier tableau, si joli à la lecture, conserve à la scène toute sa saveur. Cependant l’heure avance, Marthe arrive parée pour le théâtre, et Sertorius va revêtir en hâte son jabot de dentelle; mais au moment de sortir, se touchant le menton : « Dis-moi, fillette, il me semble, à moi, que cette barbe pourrait fort bien aller? — Oh! mon père! — Au fait, la cour y sera, je ne veux point passer pour un démagogue; je vais me raser. » Les deux jeunes gens se trouvent en présence. Au souvenir de leur heureux passé, l’émotion les gagne, et pour la première fois André acquiert la certitude qu’il est aimé par Marthe. « Or ça, que chacun ici me considère à loisir, dit Sertorius en rentrant. Ah! ah! tu as l’air tout effaré, mon garçon! tu ne m’avais jamais vu si beau, eh! » Et comme le jeune homme le plaisante un peu sur sa mise : « Partons, ma fille, allons siffler ce jeune insolent... Fume si tu veux en attendant Carnioli; je te permets, vu la gravité de la circonstance, d’empoisonner ma maison.

Ce Carnioli, qui a élevé Roswein et le protège avec une sollicitude jalouse, est un homme du monde, un dilettante, un raffiné fantasque, étrange, charmant d’un bout à l’autre, et M. Dressant joue ce rôle d’une façon achevée : on n’a pas plus de distinction, d’aisance et de brusquerie. A peine Roswein a-t-il prononcé le nom de Marthe devant son protecteur que celui-ci s’indigne. « Songerais-tu au mariage? plat coquin que tu es! Je ne souffrirai pas qu’un éteignoir se pose sur ton génie... Je te brûlerais la cervelle... C’est l’amour d’une princesse qu’il te faut, ingrat, va-nu-pieds! »

La princesse annoncée, qui s’appelle Leonora, nous apparaît dans l’acte suivant. Nous sommes au théâtre Saint-Charles, dans le salon d’une loge dont le rideau soulevé nous laisse apercevoir la salle. Le second acte du nouvel opéra vient de se terminer au milieu des acclamations enthousiastes. « Eh bien ! fait Carnioli en entrant dans la loge. — C’est un succès de rage, vous êtes heureux, j’espère. — Je suis exaspéré!.. Mon cygne est une poule mouillée, un oison!.. Mais quel génie,