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sément aux nuances et aux transitions. Dès le premier tableau, alors que je me le figure entrant chez son vieux maître, jeune, ardent, mais un peu timide, le cœur plein de délicatesse et d’émotion, M. Febvre a le visage d’un conspirateur; il est déjà dramatique et vigoureux alors que dans cette scène de comédie touchante et intime il ne devrait être que gai, tendre et souriant.

Est-ce bien cet homme solide, aux traits accentués, qui peut s’évanouir en se trouvant pour la première fois en présence d’une princesse à laquelle il rapporte un mouchoir tombé peut-être par mégarde? Est-ce de ce capitaine aux larges épaules, aux allures déterminées, que Dalila pourra dire en le voyant se pâmer : « mon Dieu! mais c’est un enfant tout à fait. » Dans l’esprit de M. Octave Feuillet, le jeune musicien a, j’en suis sûr, quelque chose de féminin, de délicat; il est impressionnable à l’excès, nerveux, sensible, frémissant; c’est une victime, et jusqu’en ses colères il faut qu’on devine la faiblesse de cet être un peu nuageux, mais charmant, M. Febvre ne peut changer sa nature, — je n’accuse donc que la fatalité, qui lui a imposé ce rôle, — il accentue ses résistances, il voudrait lutter davantage, et l’on sent aux éclats de sa vigueur que, si on le laissait faire, c’est Dalila qui bientôt serait écrasée par lui.

Quoi qu’il en soit, le jeune musicien revient à lui, et la grande dame, toujours railleuse, lui dit : « Pianotez-moi quelque chose pour achever de vous remettre. » Il y consent et prend place devant l’orgue. Ici, une longue scène muette que joue Mme Favart avec un talent consommé. Les portes de la salle sont ouvertes sur une large terrasse, la lune éclaire le parc, et, tandis que les sons de l’orgue, d’abord lents et religieux, puis tendres et passionnés, se font entendre, Leonora s’approche lentement, erre autour de sa victime, et, comme suffoquée par l’émotion, s’éloigne de quelques pas... Rien n’est joli comme la silhouette de cette belle créature s’accoudant sur la balustrade et restant là, songeuse, immobile, — puis, la tête renversée, pâle, prête à perdre connaissance, s’appuyant contre une colonne. Le jeune maestro quitte l’orgue tout à coup et se précipite vers elle... Cette scène, jouée avec une science et un art exquis, a produit le plus grand effet. Le tableau qui vient ensuite nous ramène dans la maison de Sertorius qui soupe joyeusement en compagnie de sa fille; mais tandis que le vieillard, rajeuni par le succès de son élève, bavarde avec complaisance, la pauvre enfant, encore émue par la scène du bouquet, est envahie par de lugubres pressentimens. « Je ne mourrai pas tranquille, dit-elle en interrompant son père, si vous ne me promettez que je reposerai en Allemagne sous le même gazon que ma pauvre mère. » Au moment où le vieux maestro cherche à distraire sa fille, on entend une voiture qui passe sous la fenêtre. C’est peut-être lui, pense Marthe; elle se penche au dehors, pousse un cri et