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tombe sans mouvement, Sertorius se précipite au secours de sa fille, regarde, lui aussi, par la fenêtre, et aperçoit dans la voiture Roswein et Leonora. « Misérable ! s’écrie le vieillard dans un élan de désespoir que M. Lafontaine a parfaitement rendu, misérable! il m’a pris mon enfant, il m’emporte mon enfant! »

Durant l’entr’acte, huit mois se sont écoulés, nous pénétrons dans le ménage des deux amans, et nous assistons à l’agonie de l’artiste, vaincu, brisé, crachant le sang, et sans force pour résister aux cruautés de sa maîtresse, qui déjà en aime un autre. Vainement Carnioli, qui s’introduit par une fenêtre, fait des efforts héroïques pour arracher son protégé, son enfant, à l’influence de plus en plus fatale de la princesse, vainement il lui prouve l’infamie de cette femme : Leonora, tantôt féroce et tantôt passionnée, pare tous les coups, et sort enfin plus triomphante que jamais. Et ce combat désespéré aboutit à une lettre ainsi conçue : «Mon cher maestro, je quitte quand il me plaît; mais on ne me quitte pas. Adieu. — Leonora. »

La dernière scène de ce drame se passe au bord de la mer; il fait nuit, le site est terrible. Roswein, suivi de Carnioli, est à la poursuite de la princesse qui fuit vers Gaëte et doit passer ici même au pied de cette falaise. C’est là qu’il veut la tuer. On entend en effet le bruit d’une voiture : Roswein se jette à la tête des chevaux, la portière s’ouvre, et, au lieu de la princesse, apparaît le vieux Sertorius, imposant comme un fantôme. « Que me voulez-vous, messieurs? C’est ma fille, mon unique enfant, je l’emporte en Allemagne. — Monsieur, n’ayez aucune crainte, dit Carnioli. — Je ne crains rien... Vous êtes des voleurs, des bandits... vous n’êtes pas des artistes. Je ne crains que les artistes, messieurs. C’est un artiste qui a tué ma fille. » La voiture s’éloigne, et Roswein tombe sans vie sur le rocher, tandis que la voix de Leonora, qui chante en joyeuse compagnie, se fait entendre au loin, « Le cygne expire, et tu chantes... canaglia! » s’écrie Carnioli.

Telle est la donnée de cette pièce célèbre, dont la reprise vient d’avoir à la Comédie-Française un succès éclatant et mérité. Dès la première scène, on est séduit par la délicatesse et la pureté de ce joli langage, et si plus tard, vers le milieu de l’œuvre, on est un peu troublé par la trace d’efforts trop apparens, c’est qu’en ce milieu facile, charmant, exquis, la moindre ombre fait tache, la moindre dissonance blesse l’oreille.


C. BULOZ.