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de fuir, à cette population, dont la résistance n’est cependant pas excitée par les devoirs et les lois du point d’honneur.

Ben-Aïssa et le caïd-ed-dar ont organisé la défense intérieure avec cet instinct et ce bon sens sauvage qui devinent souvent ce que la science n’a découvert qu’après de longues recherches. De fortes barricades qui se flanquent mutuellement sont élevées dans les ruelles étroites qui aboutissent à la brèche; les maisons sont crénelées intérieurement et extérieurement de manière à se commander à mesure qu’elles s’éloignent du rempart. Confians dans ces dispositions, confians en eux-mêmes, mais plus confians encore en Dieu, les guerriers musulmans, immobiles à leur poste de combat, attendent toute la nuit, au milieu de ferventes prières, l’assaut qu’ils prévoient sans le craindre. Les vieillards, les femmes et les enfans, réunis sur les places publiques, répondent en chœur aux chants des muezzins, interrompus de temps en temps par les salves de la batterie de brèche, qui mitraille la crête du rempart pour empêcher les travailleurs d’y construire un retranchement, précaution que l’état du terrain rendait du reste bien inutile.

A trois heures du matin, la brèche, qui n’a que 10 mètres de large, est déclarée praticable par les capitaines Boutault, du génie, et de Gardarens, des zouaves, qui fut blessé dans cette périlleuse reconnaissance. Les colonnes d’assaut se massent, la première dans la place d’armes, la deuxième dans le ravin, la troisième au Bardo.

Le jour se lève pur et chaud. « Enfoncé Mahomet! Jésus-Christ prend la semaine, » s’écrient dans leur langage expressif les soldats impatiens.

A sept heures, il ne reste plus que cinq boulets; le général en chef ordonne une dernière salve pour soulever des nuages de poussière; les canonniers, épuisés, retombent endormis sur leurs pièces, et la première colonne, lancée par le duc de Nemours, part au pas de charge, au bruit des tambours et des clairons, accompagné des hurlemens des Arabes qui tapissent les montagnes.

Le lieutenant-colonel de Lamoricière et le commandant Vieux, du génie, arrivent les premiers au sommet du talus, que la colonne gravit en s’aidant des mains. Le capitaine de Gardarens est blessé de nouveau en plantant le drapeau tricolore au-delà de la brèche. On tombe dans un chaos sans issue, où les décombres amoncelés en contre-pente, des enfoncemens sans passage, forment un terrain défiguré et factice.

Ce marais de matières qui manquent sous les pieds, ce cimetière de maisons où rien n’est plan, devient une prison dans laquelle la colonne agglomérée reçoit à découvert le feu convergent d’un ennemi dispersé et invisible.