Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/818

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rappellerai; mais, pendant que je délibérais, ce dernier marchait toujours, et il était déjà hors de la portée de la voix. — S’il se retournait seulement, je lui ferais signe de venir en dépit de tous les Schnaps de la terre. Le hasard voulut qu’il se retournât; par un mouvement dont je ne fus pas maître, je rentrai brusquement la tête, comme surpris en flagrant délit d’espionnage. — Décidément, me dis-je, c’est plus difficile que je ne croyais de bien faire quand on n’en a pas l’habitude. Je me tiendrai désormais en garde contre le premier mouvement, car chez moi c’est le mauvais. En attendant, réparons notre faute, si cela est possible. — Je mis donc fièrement la tête à la fenêtre, décidé cette fois à faire des signes à l’étudiant, et même à crier à tue-tête, si cela était nécessaire. L’étudiant tournait le coin de la rue de la Cigogne.

— Eh bien! si je courais après lui? Oui, mais il peut être entré dans une des maisons de la rue de la Gigogne ; il peut avoir pris la ruelle de la Nuée-Bleue; il peut s’être engagé sous la voûte des Brasseurs; alors à quoi bon courir?

Je n’eus pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre que toutes ces objections m’étaient suggérées par l’égoïsme et la paresse, car après tout, si j’avais échoué dans mon entreprise, j’aurais eu du moins le mérite de l’avoir tentée.

Le dernier coup fut porté à mes bonnes résolutions par cette réflexion, assez juste d’ailleurs, que, tandis que je raisonnais au lieu d’agir, l’étudiant avait eu le temps de gagner le Vieux-Pont et de s’engager dans le labyrinthe inextricable des rues du faubourg de Bavière.

Après quelques minutes d’une indécision vraiment pénible, je sonnai Ivan. L’étudiant avait peut-être laissé son nom et son adresse. Ivan entra discrètement. D’habitude, c’était lui qui avait peur de moi, cette fois c’est moi qui avais peur de lui; il m’avait vu commettre une mauvaise action. Il me sembla saisir l’ombre d’un reproche sur l’honnête figure de mon domestique, et son œil bleu me parut avoir comme une expression ironique. Naturellement cela me déplut.

— Les livres de ces deux rayons sont couverts de poussière, lui dis-je d’un ton rogue, pourquoi ne les avez-vous pas époussetés ce matin?

Sans répondre un seul mot, il alla chercher un plumeau et le passa à petits coups méthodiques sur les livres qui n’en avaient pas le moindre besoin. J’étais de plus en plus irrité, car son extrême douceur venait de me mettre une fois de plus dans mon tort.

— Mais faites donc vite et sortez, lui dis-je. On croirait que vous faites exprès d’être d’une lenteur aussi agaçante!

Il jeta un dernier coup d’œil sur les livres, et se dirigea vers la