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le proverbe français. J’eus beau prendre une voix douce et l’appeler par son nom, les paroles ne lui suffisaient pas; rendu défiant par l’expérience, il lui fallait des actes. Pendant que nous discutions, chacun en notre langue, M. le secrétaire, attiré par le bruit, apparut en manches de chemise et en chapeau de paille, tenant de chaque main un arrosoir vide qui laissait encore perler quelques gouttes sur le sable fin de l’allée. M. le secrétaire sembla d’abord un peu surpris de me voir, puis, déposant ses arrosoirs et apaisant Sultan, qui tenait à avoir le dernier mot :

— Comme c’est aimable à vous, monsieur le professeur Würtz, de me faire une aussi agréable surprise ! Vous allez d’abord vous rafraîchir, nous causerons ensuite.

Je voulus inutilement protester que je ne faisais qu’entrer et sortir; le brave homme ne voulut rien entendre, et, me prenant des mains ma canne et mon chapeau, il m’introduisit dans une salle basse, où les volets, fermés à cause de la chaleur, ne laissaient pénétrer que quelques rayons d’une vive lumière où dansaient des myriades d’atomes dorés. Il y régnait une fraîcheur délicieuse, la bière était exquise, l’hôte souriant. C’était juste ce que j’aurais pu souhaiter après ma course au soleil, et j’admirai comme toutes choses s’enchaînaient pour me faire en somme un plaisir de ce que j’avais accepté d’avance comme un devoir ennuyeux. C’est moi qui le premier proposai une petite visite à la collection des tulipes. Mon hôte était ravi. Quand je lui dis que les Armes de Munchausen m’avaient fait penser à ses tulipes, il rougit de plaisir, et poussa la familiarité jusqu’à m’appeler « son cher M. Würtz. »

Quand je dis à M. le secrétaire pourquoi j’étais venu :

— George Heilig! dit-il en se frottant le bout du nez avec son index, comme quelqu’un qui fait un effort de mémoire, George Heilig! charmant garçon..., étudiant du cours de théologie..., doit demeurer dans la ruelle des Blancs-Moineaux, au-dessus d’un tonnelier.


V.

Je pris congé et je partis, les jambes un peu raides et légèrement refroidi, sans trop savoir pourquoi, sur mon projet de réforme. Je cherchai, chemin faisant, la cause de cette réaction, lorsque je m’aperçus, à deux bâillemens que je surpris coup sur coup, que je commençais à avoir très grand’faim.

Je tire ma montre, elle marque six heures; or je dîne d’habitude à six heures et demie très précises, et j’avais devant moi pour plus d’une grande heure de marche. Je n’ai pu prévenir Ivan, le gigot