Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/916

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fredaines; les sens à côté de l’esprit avaient mené leur fête, et, comme ces demi-dieux du paganisme qui comptent leurs travaux et leurs scandales par douzaines, le mythique jeune homme, avant de s’engouffrer dans son nuage, s’était un peu bien licencieusement donné carrière. Nous connaissons la jolie Milanaise de Castelgandolfo; une autre déjà l’avait précédée : la petite danseuse de corde dont Goethe, à peine débarqué à Venise, s’était amouraché en la voyant travailler sur la place Saint-Marc, et qui, seule, servit de type à Mignon. Elle s’appelait Bettina comme l’autre, car dans cette litanie d’aimables pécheresses les mêmes noms reparaissent à chaque instant pour désigner des figures distinctes, ce qui ne laisse pas d’amener bien des confusions dans les commentaires. Les maîtresses de Goethe sont doubles; il y a Bettina-Mignon[1], comme il y a Bettina d’Arnim, comme il y a Frédérique Oeser et Frédérique Brion, comme il y a Charlotte Kestner (celle de Werther) et Charlotte de Stein, Christiane Vulpius (qui fut sa femme) et Christiane Neumann des Elégies, comme il y a la Milanaise du premier séjour à Rome et la Milanaise du second séjour.

En avril 1788 en effet, se trouvant à Rome pour la seconde fois, il y redevint la proie d’autres amours plus irritantes peut-être, bien qu’assurément moins avouables. C’était encore une fille de Milan, mais plus belle, plus plastique, servant de modèle dans les ateliers. Son nom, comme du reste celui de la gentille enfant dont nous avons esquissé le profil, demeure un secret pour l’histoire, et c’est seulement dans une correspondance du temps qu’on trouve trace de cette anecdote. Voici en effet ce que nous apprend une lettre de Schiller à Koerner[2]. « Cette après-midi, j’eus la visite de Goethe et de Meyer, qui tous les deux reviennent de Suisse. À ce propos, Meyer m’en a raconté de belles; il paraîtrait que Goethe, au dire des gens qui l’ont connu à Rome, aurait lié commerce avec une fille du pays, d’extraction assez basse et de mœurs fort suspectes; on ajoute

  1. Nous n’avons point à définir ici la nature du sentiment que lui inspira cette jolie enfant de Bohême, espèce d’Esméralda avant la lettre, dont il fut avant tous le portraitiste. Curiosité d’imagination, sympathie et convoitise, il y eut de tout cela. Au sortir de cette atmosphère ambrée du salon de Mme de Stein, bourré de délicatesses et de préciosités, il avait hâte de se reprendre à la nature, de mordre en plein fruit vert. Mignon aime Wilhelm Meister sans être aimée de lui; ce fut, j’imagine, l’histoire de la pauvre ballerine. « Antoinette a des désirs qu’il ne me convient pas de satisfaire, et je l’évite, » avait écrit le Goethe de Francfort d’une des quatre filles Gérock, qui passe pour avoir sa part à revendiquer dans le personnage de Mignon. Pour l’adorable bohémienne de Venise, il ne l’évita point; bien au contraire, il passait sa vie à lui voir exécuter sa danse des œufs. « J’y dépensai d’enthousiasme mon meilleur temps et mon meilleur argent; « puis il partit avec des souvenirs plein le cœur et tout un essaim de rimes dans la tête.
  2. Correspondances de Schiller et de Koerner, 1774-1805, t. IV.