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rique de Levezow, et fut en 1823 la suprême illusion amoureuse, ultima Thule, du grand voyageur, venu à Marienbad pour des études minéralogiques, et trouvant là « parmi tant de pierres son dernier diamant. »

Mme de Stein mourut à quatre-vingt-cinq ans (janvier 1827). « C’est le premier chagrin qu’elle me cause, » disait avec une émotion pleine de délicatesse Louis XIV en perdant Marie-Thérèse. Mme de Stein ne voulut même pas que sa mort fût pour Goethe une occasion d’ennui, et comme il détestait tout cérémonial funèbre, elle régla de son lit la marche de son propre enterrement, ordonnant de faire un détour pour ne point passer devant la demeure de son vieil ami. Cette espèce de stoïcisme n’a rien qui doive nous étonner chez les femmes de cette période. Quelque vingt ans auparavant, la mère de Goethe en avait déjà donné un exemple. Sa maladie n’ayant pas eu le temps de se répandre en ville, une invitation à dîner pour le lendemain lui arriva au moment qu’elle allait rendre l’âme. Aussitôt la fière matrone demande une plume et de l’encre, et ni plus ni moins que s’il se fût agi d’une excuse ordinaire, écrivit à ses amis de ne pas l’attendre, car elle avait « à mourir entre temps. » M. Cousin, qui savait l’Allemagne comme Mme de Staël, et c’est tout dire, ignorait cette anecdote. Un jour que nous la lui racontions, il en prit texte et partit de là pour une de ces superbes digressions où son esprit, toujours sur le qui-vive, aimait à s’élancer d’un grand coup d’aile. La mère l’amena tout naturellement à parler du fils, qu’il avait connu autrefois, et dont à son tour il nous dit la mort, « belle et plastique mort qui ressemble à sa vie; son pouls comme de lui-même s’arrêta, sans que l’harmonie de l’être fût rompue. Point de secousse, d’agonie, surtout point de troubles d’esprit, de terreurs. — Que voulez-vous? c’était un homme du XVIIIe siècle. » Il y a donc une manière de mourir propre à chaque siècle; pourquoi chaque siècle n’aurait-il pas aussi sa façon d’aimer? Gardons-nous de condamner trop vite ce qui nous étonne, je ne dis pas ce qui nous scandalise, car les moralistes du temps où nous vivons, à moins d’être de francs hypocrites, n’ont point à le prendre de si haut avec la société du passé. D’ailleurs aimer est la grande affaire, la vraie, l’unique loi de force, de productivité, de conservation. Le sentiment est tout, l’objet n’est rien :

Je te dois tout à toi, puisque c’est toi que j’aime,


a dit Voltaire dans un des vers les plus humains, les mieux venus de la langue française. Ce magistrat qui voulait que derrière tout criminel on cherchât la femme n’était qu’un juge sans philosophie