Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/998

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

deux ou trois mondains renommés pour leur sentiment de l’élégance, et quelques représentans de la grandeur déchue, — il y en a toujours à Rome, — présidés par le souverain pontife. Le caractère d’une assemblée ainsi composée serait exactement assorti au caractère du génie du Tasse. Rossini vivait encore à cette époque, on lui aurait demandé la cantate nécessaire pour cette occasion, en le priant de ressusciter en lui l’inspiration du troisième acte d’Othello, l’expression musicale qui a la plus étroite analogie avec la poésie du Tasse, et qui en évoque le mieux les belles images et les radieuses tristesses passionnées. Voilà le cortège véritable qui suit l’ombre de Torquato ; tout autre est pour lui cortège de barbares, même pris dans sa propre nation.

Sous la restauration, le pape Léon XII avait défendu qu’on montrât aux étrangers la chambre que le Tasse occupait à Saint-Onuphre. Stendhal s’indignait de cette défense, parce qu’il en avait été victime. Pour moi, je ne la trouve nullement dépourvue de sens. Le pape Léon XII se plaçait à un point de vue religieux, il lui semblait qu’il y avait une sorte de paganisme dans ces visites à la chambre du Tasse, et que ces pèlerinages devaient être réservés aux mémoires consacrées par la religion ; or c’est précisément parce que ce pèlerinage suppose un culte qu’on devrait ne pas rendre banal l’accès de cette chambre, et ne le permettre qu’aux personnes qui prouveraient qu’elles font partie de ce culte. Les milliers d’indifférens et de désœuvrés qui visitent cette chambre ne perdraient rien à ne pas la voir, car, après tout, quel objet peut les intéresser ? Le masque funèbre du Tasse ? il est beau, cela est vrai ; mais, pour la plupart des visiteurs, les cabinets des successeurs de Curtius en France et de Mme Tussaud à Londres offrent des sujets d’intérêt bien plus actuel : le pauvre fauteuil éraillé sur lequel s’est assis le poète ? le dernier des cockneys n’en voudrait pas pour s’y asseoir ; son modeste secrétaire ? n’importe quel scribe n’en voudrait pas pour y serrer ses paperasses. Mais cette chambre, vraie cellule de solitaire, prend un tout autre aspect quand on se rappelle les sentimens qui occupèrent les dernières années du poète, et que l’œil fixé sur ces débris on peut se réciter ces vers de la Gerusalemme :

Cosi pensando, aile più eccelse cime
Ascèse : e quivi inchino e riverente,
Alzo il pensier sovra ogni ciel sublime,
E le luci fisso nell’ oriente.
La prima vita e le mie colpe prime,
Mira con occhio di pietà clémente,
Padre e signore ; e in me tua grazia piovi,
Si che ’l mio vecchio Adam purghi e rinnovi.

À mesure que ces vers s’échappent de la mémoire, cette chambre