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nue devient vivante; elle s’anime des rêveries où le poète s’y est absorbé, des souvenirs qu’il y a repassés, des larmes qu’il y a peut-être versées. Le fluide d’un parfum à la fois galant et funèbre, mondain et religieux, circule autour de vous, et on revoit le Tasse tantôt assis près de sa fenêtre, se réchauffant à cette belle lumière italienne dont il fut un si grand peintre, regardant le ciel bleu où passent les grands nuages blancs avec une extase d’artiste amoureux des couleurs et de mystique épris du paradis, — tantôt, incorrigible rêveur, souriant encore au fantôme de la gloire, qui le berce de consolations chimériques, pendant que derrière lui la porte donne sans bruit passage à la consolation plus réelle de la mort.

Cette visite à la chambre du Tasse serait une occasion toute naturelle d’exprimer notre sentiment sur le génie du grand poète; malheureusement il se trouve qu’ici même, à cette place, nous avons dit, il y a déjà quelques années, ce que nous avions à dire sur ce sujet, à peu près épuisé pour nous aujourd’hui. Nous ferons seulement deux observations sur les reliques de Saint-Onuphre. Dans le nombre se trouve un autographe du Tasse. Ce précieux papier jauni ne fait pas mentir l’opinion de ceux qui voient dans l’écriture une image de l’âme qui a conduit la main. Celle du Tasse est en exact rapport avec son génie; élancée et nette en même temps, svelte avec vigueur, aussi lisible qu’au premier jour en dépit du temps, elle est, comme sa poésie, d’une élégance ferme, durable, ayant du corps. Le masque funèbre est très sérieusement beau; ce visage, que M. V. Cherbuliez a justement défini celui d’un cavalier, semble encore vivant; la mort n’y est marquée que par le nez, qui est aminci, allongé et comme pincé, ce qui est le premier et souvent le seul stigmate de laideur qu’elle impose à ceux qui sont partis avec une âme en paix et sans agonie convulsive. Rien de hagard ni de bouleversé : la vie quitta doucement celui qui portait ce visage, elle n’en fut pas violemment arrachée ; mais la beauté de ce masque fait singulièrement rêver : le visage est celui d’un homme de trente à trente-cinq ans, et cependant nous savons que le Tasse en avait cinquante-six lorsqu’il est mort. Ajoutez à cela les fièvres des passions contrariées et de l’amour-propre outragé, les sept années de prison à Ferrare, la folie, la vie errante, tout ce qui peut vieillir prématurément un homme enfin, et vous serez étonné de l’empreinte de jeunesse qui marque les traits de cette image. C’est que l’âme non-seulement modèle le corps selon sa propre forme, mais maintient cette forme même en dépit du temps et des accidens les plus destructeurs. Un autre bien remarquable exemple de ce phénomène fut celui du pauvre Henri Heine, que nous eûmes occasion de voir quelques mois avant sa fin. Il est mort à l’âge même du