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LA SOCIÉTÉ DE BERLIN.

d’une confiance absolue dans les armes invincibles de la Prusse. »

Il comptait d’ailleurs ne pas sortir vivant de cette guerre. C’est alors qu’il écrivit à Rahel la mémorable lettre où il raconte l’histoire de son amour pour Pauline, ses efforts « pour sauver les reliques de la nature meilleure de sa maîtresse, pour réchauffer son cœur, pour y ranimer les idées du bien et du beau. » Rahel retrouvait dans cette lettre « toute l’âme » du prince. « Il y parle à sa façon de son amour, de lui-même, du monde, de son devoir et de son désir de mourir. Et de quel ton ! avec quelle noble insouciance de sa propre douleur ! comme elle est douce, comme lui-même est grave ! Mille fois il m’avait dit : Je ne survivrai pas à la chute de mon pays ; si nous avons ce malheur, je mourrai, et cette pensée était le ressort de toute sa vie. Dans ses passions, dans son grand amour, il ne se permettait tant de choses que parce qu’il avait toujours cette pensée présente à l’esprit, et qu’il regardait tout le reste comme ne valant pas la peine. » Aussi Rahel le plaignait-elle tout en voyant ses défauts, qu’elle n’excusait point. Il était évident à ses yeux et elle le disait souvent, que la seule réaction contre l’état de la chose publique l’avait poussé dans la vie de plaisir. Une fois en campagne, ce fut un autre homme. Sans croire au succès, il fit noblement son devoir.


« Nous nous sommes tous donné la parole, écrit-il à Rahel, une parole solennelle et virile, une parole qui sera tenue, de mettre notre vie comme enjeu, de ne pas survivre à ce combat où nous trouverons la gloire et un grand honneur, ou qui étouffera et anéantira pour longtemps la liberté politique et les idées libérales. Et il en sera ainsi. Qu’est-ce que cette misérable vie ? Rien, rien absolument. Tout ce qui est beau et bien disparaît, c’est le mal qui est le souverain et qu’on admire. Une triste expérience arrache impitoyablement toutes les belles espérances de notre cœur. Il faut qu’il en soit ainsi dans ce siècle, car c’est de la sorte qu’ont péri toutes les belles idées destinées à rendre l’humanité heureuse. La misère seule est restée, elle l’emporte. Pourquoi donc nous plaindre s’il nous arrive en petit ce dont souffre un siècle entier ? »


C’est en ces sombres dispositions que le prince partit pour son dernier combat. « Il devait périr, dit Henriette Herz, qui l’avait connu moins intimement que Rahel, mais qui avait pu l’apprécier. Il s’usait dans les contradictions insolubles de sa nature ; longtemps il porta en lui le pressentiment d’une mort prématurée, et ce pressentiment se serait réalisé, j’en suis sûr, même sans la fin héroïque de Saalfeld. » Avant de quitter Berlin, il avait fait son testament, pourvu au sort de ses enfans naturels et de leur mère, et arrangé le paiement de ses dettes, qui se montaient à un million de thalers environ. Placé à la tête de l’avant-garde de l’aile gauche, il se rendit d’abord au quartier-général, près du prince de Hohenlohe, où il revit Goethe