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JUVÉNAL ET SON TEMPS.

des plaisanteries grossières et des propos effrontés. Un jour qu’il adresse une invitation à dîner à l’un de ses meilleurs amis, il lui demande d’oublier tous les tracas du ménage : « Ne songe plus, lui dit-il, aux ennuis que te donne ta femme lorsqu’elle rentre le soir au logis, la coiffure dérangée, le teint enflammé, l’oreille rouge, les vêtemens froissés d’une façon suspecte ». Voilà des railleries singulières, et il faut avouer que ce n’était pas un monde délicat et distingué que celui où l’on pouvait se permettre de plaisanter ainsi son ami sans craindre de le fâcher.

C’est pourtant là ce qui fait l’originalité la plus piquante de la satire de Juvénal ; elle nous introduit dans une société où nous ne pénétrerions pas sans elle. C’est la satire des petites gens. Nous sommes avec lui chez les poètes à jeun, chez les professeurs sans élèves, chez les avocats sans causes, chez les négocians ruinés, chez tous ceux qui vivent de privations ou d’aventures, qui frappent le matin à la porte des riches et qui s’endorment quelquefois le soir dans la taverne de Syrophoenix, « à côté des matelots, des filous, des esclaves fugitifs, des fabricans de cercueils et des prêtres mendians de Cybèle ». Juvénal parle pour eux ; il s’est fait leur interprète et leur défenseur, il connaît toutes leurs misères, il est admirable de force et de vérité quand il les décrit. Il a fréquenté ces poètes « qui font des vers sublimes dans de pauvres galetas », ces rhéteurs, ces grammairiens auxquels on dispute leur maigre salaire, ces avocats qui comptent pour dîner sur le succès de leur plaidoirie, et « dont la faconde ronfle comme un soufflet de forge, tandis que le mensonge écume sur leurs lèvres ». Il a vécu parmi ces pauvres cliens qui se présentent chez leurs patrons « avec une tunique sale et déchirée, une toge crottée, des souliers béans ou grossièrement rapiécés » ; il les a entendus dire à ceux qui leur reprochent de tendre la main et d’accepter l’aumône du riche : « Que voulez-vous donc, quand viendra décembre, que je réponde à ces épaules nues qui me demandent un vêtement, à ces pieds qui réclament des chaussures ? Puis-je leur dire : Patience, attendez le retour des cigales ? » C’est là, je le répète, une grande partie de l’originalité de Juvénal. Personne encore, dans les lettres latines, n’avait daigné prendre la parole pour ce petit monde besoigneux ; sans lui, les plaintes de ces misérables ne seraient pas venues jusqu’à nous. Les historiens ne songent à s’apitoyer que sur les malheurs des grands personnages ; il faut être sénateur ou chevalier pour avoir des droits à leurs larmes ; la pitié de Juvénal descend beaucoup plus bas. Quand il dépeint les malheurs de la société, c’est presque toujours au point de vue des pauvres gens qu’il se place. Il adopte tous leurs préjugés et reproduit leurs plaintes ; il juge le monde comme eux et ne s’appesantit