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nie parce que les étrangers, venus de l’autre côté de la mer, régnaient en maîtres, méprisaient les Japonais, et emmenaient sur leurs grands vaisseaux les trésors du pays. La monnaie d’or avait déjà disparu, il fallait être riche pour pouvoir acheter des vêtemens de soie ; la thé et le riz même valaient le double de ce qu’on les vendait jadis. Les princes étaient obligés d’emprunter pour maintenir le train de maison qui convenait à leur dignité, et aucun d’eux ne pouvait songer à augmenter le nombre de ses serviteurs.

« J’appris que dans le sud on préparait une grande guerre contre les étrangers, que là plus aisément qu’ailleurs je trouverais du service. Je traversai alors tout le Japon à pied, et souvent je souffris grande misère ; mais, lorsque j’arrivai enfin à Simonoseki, les patriotes avaient été vaincus, et l’on me dit que les princes et le taïkoun et jusqu’au mikado avaient été forcés de conclure des conventions humiliantes avec les étrangers. Je cachai alors mes armes dans les environs de Yédo, où j’étais retourné avec quelques autres lonines, et je me fis homme de peine. Je gagnai ainsi de quoi vivre misérablement ; mais la pensée qu’une telle existence, indigne d’un noble, m’était imposée par la venue des étrangers, que c’étaient eux qui causaient l’abaissement de tout ce qu’il y avait de noble au Japon, cette pensée ne me quitta plus.

« Un jour, je fus chargé de porter un paquet à Yokohama. Ce que je vis dans cette ville me remplit d’étonnement : les marchands étaient aussi insolens que des nobles ; ils parcouraient les rues au grand trot de leurs chevaux, et les officiers étaient quelquefois contraints de se ranger de côté pour leur faire place. Je vis dans la rue, se rendant à son palais, le gouverneur, dont je connaissais fort bien la famille, très ancienne, riche et puissante ; un étranger lui adressa la parole en plein air et s’entretint avec lui sans se découvrir. Ce n’était pourtant, me dit-on, qu’un fonctionnaire d’un rang tellement infime, qu’il lui était permis d’être en même temps marchand et officier. Je vis encore des étrangers au théâtre et dans l’arène des lutteurs ; on leur cédait partout les meilleures places, et ils parlaient haut, ils riaient, ils allaient, venaient comme s’ils étaient les maîtres. Les Japonais de Yokohama étaient tellement habitués à ces façons insultantes, qu’ils n’en sentaient plus l’humiliation ; ils s’écartaient lorsqu’un étranger voulait passer, et ils n’étaient pas honteux de se voir interpeller par lui avec la familiarité d’un ami.

« Un domestique de la maison où j’avais affaire me demanda si je voulais visiter un palais étranger, et me conduisit chez un riche marchand où servait son frère. Le maître du logis, qui pouvait avoir mon âge et qui parlait le japonais si singulièrement que j’avais grand’peine à l’entendre, nous dit : « Allez, visitez, » et, comme il