Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/278

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui-même. Il n’avait jamais prétendu à l’épiscopat, et le seul bénéfice qu’il eût jamais demandé était l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Il est vrai qu’il avait sollicité cette faveur avec sa manière habituelle de plaisanterie hasardée qu’il portait dans les choses les plus saintes. C’était au régent qu’il s’était adressé pour l’obtenir, et le prince, après lui en avoir fait la promesse, ne se pressait pas de tenir sa parole. Un jour, l’abbé ayant eu occasion de vanter devant lui un vin de Bourgogne excellent dont il prétendait avoir fait la découverte, le régent le pressa de lui envoyer une pièce de cette liqueur de choix. La pièce arriva en effet, peu de jours après, avec une note de frais ainsi conçue : tant pour le prix d’achat, tant pour les droits de circulation, tant pour les frais de transport; total égal : l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Le régent, ainsi sommé, s’exécuta, et, l’abbaye une fois obtenue, l’abbé s’y installa pour la vie, il affectait même d’y faire de temps à autre des retraites avec une sorte d’apparat. Indifférent à sa propre fortune, il avait cette passion de son nom et de sa race qui est le grand ressort des familles aristocratiques, et il semblait avoir fait avec ses parens un partage de rôle, en vertu duquel, pendant qu’eux servaient l’état, lui se chargeait de les servir à la cour, et de leur faire obtenir ce qu’ils s’occupaient à mériter. C’est ainsi que durant la dernière guerre, pendant que le maréchal commandait les armées en Bohême et en Bavière, se faisait accompagner dans cette pénible campagne de ses trois fils dont l’aîné n’avait pas vingt ans, — pendant que la maréchale, sa digne épouse, ne quittait pas Strasbourg pour être plus à portée d’accourir au besoin sur le théâtre des opérations militaires, l’abbé ne sortait guère de Versailles, et, se tenant au courant de toutes les intrigues de la cour, en informait régulièrement son frère et sa belle-sœur par une correspondance suivie des plus piquantes que j’ai sous les yeux. S’il ne dépendit pas de lui de prévenir une disgrâce qui termina tristement la vie militaire du vieux maréchal, au moins réussit-il à en adoucir beaucoup l’amertume[1]. Le maréchal mort, l’affection de l’actif abbé se reporta tout entière sur ses neveux; mais c’était le second en particulier, le comte, auquel il portait un sentiment tout paternel. Dans le tour d’esprit vif et délié du jeune brigadier, qui donnait des marques d’une aptitude précoce pour la politique, l’abbé se plaisait à reconnaître l’effet de ses leçons et l’héritage des qualités qu’il s’attribuait à lui-même;

  1. Voyez, sur les causes de la disgrâce du maréchal de Broglie en Bavière, l’introduction de M. Rousset à la Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, t. I, p. 15 et suiv. et p. 141-144. Les lettres du maréchal de Noailles témoignent de la crainte que la présence de l’abbé de Broglie à Versailles inspirait aux ennemis de son frère.