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roi se leva, et, passant derrière sa chaise, lui fit gracieusement ses adieux en lui disant : « Bonne chance! J’apprendrai avec plaisir le succès de vos premières armes[1]. »

Poursuivant sa route, le comte parvint à Dresde juste au moment où la cour allait partir pour Grodno, en Lithuanie, où devait se réunir la diète polonaise. Il la suivit sur-le-champ, et rejoignit le roi Auguste à Bialystock, magnifique demeure où le comte Braniçki, grand-général et commandant de toutes les forces militaires, faisait à son souverain, avec une hospitalité royale, les honneurs de sa patrie. C’était se trouver jeté du premier coup en pleine Pologne, et pour un jeune gentilhomme français du XVIIIe siècle la transition était aussi brusque que si, endormi la veille à l’Œil-de-Bœuf, il s’était réveillé le matin sous la tente d’Alaric ou de Clovis. Autour du grand-général venaient se presser tous les rangs de cette noblesse polonaise dont la fière résistance à la marche générale de la civilisation avait conservé à son pays, suivant la juste expression de Voltaire, le gouvernement des Goths et des Francs.

C’était bien cela en vérité, et jamais définition ne fut plus exacte. Qu’on se représente en effet quinze cent mille gentilshommes tenant en servitude une population tout entière attachée à la glèbe! Tous les membres de cette démocratie nobiliaire légalement égaux entre eux, tous la lance en arrêt ou le sabre au poing, pouvant tous au même titre ou concourir ou prétendre au gouvernement de la chose commune, aucun décret ne pouvant sortir que de leur consentement unanime, mais la majorité armée à chaque instant du droit d’organiser sa résistance en confédération privée, et la guerre civile placée ainsi au nombre des coutumes licites, sinon des institutions légales; une royauté élevée sur le pavois dans une assemblée plénière où chaque noble arrivait revêtu de ses armes et monté sur son cheval; le pouvoir sortant de ces ondes orageuses non pas seulement électif, mais conditionnel, et ne jouissant d’autres prérogatives que de celles dont une convention spéciale, renouvelée au début de chaque règne, voulait bien le laisser investi; nulle police, à peine une ombre d’armée permanente, mais une nuée de cavaliers indisciplinés toujours prêts au premier appel; la justice elle-même rendue par les élus d’une faction victorieuse, qui siégeaient sur leur tribunal l’épée au côté : n’était-ce pas là le régime politique d’une émigration conquérante et comme un flot d’invasion solidifié? Chez une tribu nomade répandue au hasard sur un terrain illimité, le liberum veto, le droit de confédération privée et les pacia conventa, ces trois étranges fondemens de la constitution po-

  1. Le comte de Broglie au marquis de Saint-Contest, 17 septembre 1752. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)