Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/299

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

juger des effets que la lettre aura produits. » En même temps il assurait le prince de Conti que tout ce bruit ne l’empêcherait pas d’aller droit son chemin, et lui donnait pour preuve de sa résolution qu’il venait de promettre à Mokranowski le grade de général, bien que le ministre l’eût refusé tout net[1].

Il ne pouvait être question de désaveu officiel, puisque après tout le comte n’avait fait que suivre ses instructions, seulement avec un peu plus d’éclat qu’on ne désirait; mais, à partir de ce moment, le comte put pourtant s’apercevoir qu’il était devenu dans toutes les régions officielles l’objet d’une sourde inquiétude. On le considérait comme un homme à surveiller, qui poursuivait un dessein ignoré et mettait sa confiance dans un appui inconnu : soupçon d’autant plus naturel que, malgré le flegme dont il s’était vanté, et qu’il avait réussi à s’imposer dans ses premières démarches, la vivacité de son tempérament, encouragée par le succès, ne tarda pas à reprendre le dessus, et sa manière de faire dans les occasions les plus simples ne pouvait manquer d’entretenir la méfiance de ses supérieurs. Ainsi, à peine de retour à Dresde avec la cour, il crut pouvoir solliciter de Louis XV une indemnité pécuniaire en raison des dépenses extraordinaires que la diète lui avait causées. Cette prière n’avait en soi rien d’exagéré ni d’insolite ; il ne fallait pas habituellement de si bonnes raisons à de plus grands seigneurs pour se recommander aux bontés royales; mais il faut convenir que jamais aumône ne fut demandée sur un ton moins suppliant. Le comte commençait par énumérer les objets auxquels i! avait dû consacrer ces dépenses extraordinaires, et ce tableau de la vie d’un ambassadeur d’autrefois ne paraîtra peut-être pas encore aujourd’hui sans intérêt.

« J’ose espérer que le roi trouvera bon que vous lui exposiez ma situation et les dépenses considérables auxquelles j’ai été obligé depuis mon arrivée dans ce pays-ci. Je ne vous ennuierai pas du détail. J’aurai seulement l’honneur de vous dire que j’ai dépensé cent et quelques mille livres depuis mon départ de Paris, sans compter que la plus grande partie de mon équipage est délabrée et ruinée par le terrible voyage que j’ai eu à faire dans la plus mauvaise saison de l’année... Comme mes appointemens et la gratification usitée ne sont qu’à 65,000 livres, vous voyez de combien je suis en avance, ce qu’il m’est certainement impossible de supporter. Je ne sais si l’article de 100,000 francs vous paraîtra exorbitant, mais je puis avoir l’honneur de vous assurer qu’il n’est pas exagéré de la moindre chose, si vous voulez bien faire attention qu’il y a pour plus de 1,000 louis de chevaux de poste, pour 500 louis de loyer de maison,

  1. Le comte de Broglie au prince de Conti, 21 février 1753. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)