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s’être éclipsés pendant les dernières années de Clément XIV, recommençaient à battre le pavé, tout prêts à profiter du nouveau règne, et que Chanecki avait introduits chez elle. C’était une société qu’elle pouvait recevoir sans se compromettre, car tout le monde savait le cardinal Braschi, dont l’élection était regardée comme très probable et qui fut exalté en effet sous le nom de Pie VI, animé à l’égard des jésuites de tout autres sentimens que son prédécesseur. Comme elle était souvent malade, elle avait cherché un médecin, et avait eu la chance de tomber sur un nommé Salicetti, homme fort dévot, grand médecin de femmes et de cardinaux, disposé à s’entremettre en toute occasion, très au fait de la politique secrète du Vatican ; il fut bientôt de ses amis, et lui rendit de grands services. Quelque habituée qu’elle fût à dépenser sans compter, elle s’était réduite par raison majeure, mais aussi par calcul, aux dépenses strictement nécessaires. Elle se fit remarquer seulement par les aumônes qu’elle répandit dès les premiers jours parmi les pauvres du voisinage, largesses qui frappaient d’autant plus qu’elles tranchaient avec le train modeste de celle qui les faisait. Aussi la générosité de la dame étrangère ne tarda pas à être bruyamment célébrée dans tout le quartier. Au reste, ces aumônes étaient elles-mêmes un grand luxe, car elles cachaient à ce moment une détresse profonde. Elle était alors réduite, ou peu s’en faut, à vivre d’une ressource bien singulière : c’était la vente de brevets des ordres fondés par le prince de Limbourg, dont elle avait eu soin, à ce qu’il paraît, d’emporter une ample provision, et pour lesquels les jésuites polonais lui dénichaient des acheteurs ; commerce peu lucratif dans la ville de saint Pierre à cause de la concurrence de la cour romaine, grande vendeuse en tout temps de croix et de baronnies, et qui avait de longue date avili le prix de ces sortes de choses.

En temps ordinaire, cette habile conduite, les bénédictions retentissantes des pauvres, les personnages insinuans dont elle était entourée, l’espoir de gagner à l’église une proie si précieuse, n’auraient pas manqué d’attirer l’attention sur elle ; mais l’hiver de 1775 fut extrêmement agité à Rome. Le conclave se prolongeait, et les péripéties qui signalèrent cette élection tenaient tous les esprits en suspens. Un conclave est une bataille de vieillards, dont l’issue importe à mille intérêts, et dont les bulletins journaliers, livrés en pâture à la curiosité d’un monde remuant ou désœuvré, sont commentés avec passion. Tant que dure la bataille, les plaisirs, les ambitions, les manœuvres commencées, la dévotion même, sont comme interrompus. Incertain de la direction que va prendre le nouveau règne, nul ne veut s’engager pour ne pas s’exposer à faire fausse