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LA PRINCESSE TARAKANOV.

faisait de son mieux. L’attachement passionné de Domanski pour la prisonnière ne lui avait pas échappé ; il se proposa d’en tirer parti. Il fit espérer à Domanski qu’ils pourraient compter l’un et l’autre sur la magnanimité de l’impératrice, pourvu que la prisonnière cessât de la braver par ses inventions ou par son silence. Domanski, à demi gagné par ces promesses, avouait qu’elle s’était en effet donnée pour la fille d’Elisabeth, qu’elle avait pris ou accepté ce rôle uniquement pour vivre. Il se taisait sur ses desseins et sur les papiers envoyés à Orlof, mais il demandait qu’on lui permît de la voir seul à seul. Galitzin, en le lui refusant, crut le moment venu de les confronter. Domanski, tremblant, ému jusqu’aux larmes à la vue de la princesse, mit un genou devant elle ; il lui demanda pardon de ne pouvoir mentir à sa conscience, et la supplia de dire enfin la vérité. Elle l’accabla sans lui répondre d’un regard méprisant. Alors Galitzin renouvela ses instances. L’interrogatoire durait depuis plusieurs heures, lorsque Domanski, tombant aux pieds du grand-chancelier : — Grâce pour elle, monseigneur ! s’écria-t-il. Le démon de l’orgueil la possède, elle ne s’appartient pas, et rien ne la fléchira. Que peut craindre l’impératrice d’une infortunée que la mort appelle ? Je lui ai sacrifié patrie, honneur et liberté ; ce n’est pas assez, je lui dois ma vie. Que l’impératrice me la donne pour femme : regardez-la, le supplice sera assez grand pour elle. L’exil, la pauvreté, la servitude pour moi, la vie pour elle, et je bénirai vos bienfaits.

Ces paroles arrachèrent un étrange sourire à la prisonnière, puis reprenant son sérieux aussitôt : — Faites-moi la grâce, monsieur le chancelier, de me délivrer de la présence de cet homme. Ne voyez-vous pas que le pauvre diable extravague ?

Elle était depuis longtemps atteinte d’une maladie de poitrine que le manque d’air et la dureté du régime de la prison aggravaient rapidement. L’énergie de l’âme soutenait ce corps frêle et dévoré par les soucis ; mais la maladie offrait des symptômes sur la gravité desquels il était impossible de concevoir aucun doute. La prisonnière pouvait à peine parler et ne se levait plus. Les médecins déclarèrent qu’elle n’avait plus que peu de jours à vivre, si l’on continuait à la traiter ainsi. On apporta quelque adoucissement à sa situation. Lorsqu’elle se sentit un peu mieux, elle voulut écrire encore une fois à l’impératrice. Elle repoussait avec force les dernières suppositions faites sur sa naissance. Elle ne prétendait pas la connaître, et tout porte à croire qu’elle l’ignorait en effet ; mais elle nommait plusieurs personnes en état, disait-elle, de donner à ce sujet des éclaircissemens, entre autres George Keith, l’ami de Jean-Jacques Rousseau, gouverneur de Neufchâtel, qu’elle se rappelait avoir vu toute jeune en passant par la Suisse. Du reste, elle n’a-