Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/76

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
70
REVUE DES DEUX MONDES.

oublier la manière toute nouvelle dont l’épigone reprit la lutte abandonnée par les titans.

Frédéric Schlegel exerça une influence considérable sur les esprits. Les Stürmer und Drärger — c’est ainsi qu’on appelle en Allemagne les jeunes révolutionnaires qui, à la suite de Goethe, avaient essayée d’escalader l’Olympe, — n’avaient point réussi à pénétrer dans Berlin. L’atmosphère y semblait trop ténue, le jour trop clair pour que les voyans et les enthousiastes s’y sentissent à l’aise. L’omibre de Frédéric II glaçait les rêveurs et les forçait malgré eux de parler raison. Quand le grand despote eut fermé les yeux (1786), quand le mysticisme mêlé de sensualité eut pris, en la personne du neveu, la place du rationalisme couronné, le terrain parut plus propice aux spéculations des rêveurs. La capitale ensablée de la Marche-Brandebourg devint pendant près de vingt ans la terre sainte du romantisme et de ses hallucinations. Il fallut un nouveau courant d’air, venu du nord cette fois et non de l’ouest, de Kœnigsberg et non de Paris, pour assainir encore cet hôpital de toutes les folies humaines. Il fallut aussi la rude leçon de l’histoire pour apprendre à cette génération d’épicuriens intellectuels qu’il y a quelque chose de plus sacré que les droits de l’individu, quelque chose de plus beau que le courage d’être soi-même, pour lui enseigner les droits de la chose publique et le courage du citoyen.

La catastrophe fut précédée par une lutte étrange entre les principes opposés du XVIIIe et du xixe siècle. On désirait vivement revenir à l’originalité et retrouver la seconde vue des natures primitives, et pourtant on aurait bien voulu conserver les conquêtes des amis des lumières. On prétendait ne plus reconnaître d’autre loi que l’arbitraire individuel, et en même temps on aurait aimé participer à la sérénité placide de l’hellénisme goethéen. Tout en craignant de paraître académique, on avait une peur secrète de la barbarie grossière où aboutissait la doctrine de l’individualisme illimité. La philosophie du sens commun et son déisme prosaïque avaient chassé la poésie de la religion aussi bien que de la vie ; pourtant, comme on ne pouvait se résoudre encore à se réfugier dans la religion positive, on s’en tenait vaguement à je ne sais quel sentiment religieux qui touchait au mysticisme. De peur enfin de paraître bourgeoisement vertueux, on se fit systématiquement bohème et viveur, sans y porter toutefois la naïveté insouciante de la vraie bohème. On ne réussit pas en un mot, à concilier, comme l’avaient fait Goethe et Schiller, la liberté et la loi, le droit de l’individu avec le droit non moins imprescriptible de la société, la poésie avec la vie.

Ce malaise s’accuse fortement chez tous les esprits de cette époque : beaucoup d’entre eux se jetèrent dans le catholicisme le plus