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ce ne soit le ministre de Prusse auquel nous avons l’obligation de ce qui fait la matière de cette lettre. Je n’entrerai pas dans la discussion de savoir s’il a agi comme il le devait, et si c’est un procédé, autorisé par le caractère de ministre. Je sais seulement que je ne l’aurais pas fait sans en avoir l’ordre, et qu’il m’aurait furieusement répugné de l’exécuter[1]. » Quoi qu’il en soit, le roi de Prusse avait dû trouver dans les dépêches surprises tout le détail des dernières transactions engagées entre l’ambassade et la cour de Saxe. Quant au chiffre également intercepté de la correspondance secrète, le mal était moins grand, puisque, l’ambassadeur étant absent depuis le larcin consommé, aucun usage n’en avait été fait. Pourtant, comme plus d’une fois dans les années précédentes les lettres chiffrées avaient été confiées aux postes prussiennes, si on en avait gardé copie au passage, Frédéric, possédant maintenant la clé, pouvait se donner le plaisir rétrospectif de les faire mettre au clair, et surprendre ainsi tout le fil des projets suivis par le prince de Conti.

Le lecteur conviendra que j’aurais beau jeu à reprendre ici à mon profit la théorie des grands effets expliqués par les petites causes, et de substituer au conte de Duclos un roman de ma façon qui, au mérite de la nouveauté, joindrait celui de ne pouvoir être contredit par personne. Je pourrais supposer par exemple que depuis plusieurs années Frédéric s’était fait remettre par ses agens des postes copie de toutes les dépêches provenant de la légation de France à Dresde, qu’en trouvant un grand nombre de chiffrées, dont la destination même était inconnue, il les avait précieusement mises de côté en se creusant la tête pour deviner l’énigme d’une correspondance si active et si mystérieuse. Je le peindrais ensuite mis inopinément en possession de la clé, l’appliquant lui-même aux pièces suspectes, et voyant se dérouler devant lui tout un plan redoutable, qui n’allait à rien de moins qu’à établir à sa porte un prince français, bon militaire et politique renommé, pour monter en quelque sorte la garde sur ses frontières. J’imputerais hardiment à cette découverte l’irritation dont il fut saisi contre la France, le parti qu’il prit de lui rompre en visière, et ainsi un incident ignoré dont j’aurais eu la première confidence serait la cause véritable qui a inondé l’Europe de sang et changé la face des empires.

On me saura gré de m’arrêter en si belle carrière d’imagination, par la raison très vulgaire que je n’ai vraiment aucune raison de croire que les choses se soient ainsi passées, ni que Frédéric ait tiré aucun parti du secret intercepté par son ambassadeur ; mais en échange de ma sincérité on me laissera bien affirmer ue la

  1. Le comte de Broglie au prince de Conti, 12 décembre 1755. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)