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au même but, le premier calmant les inquiétudes causées par la nouvelle alliance aux patriotes polonais, le second s’efforçant de détourner l’impératrice de toute atteinte à la liberté de la Pologne. A la rigueur même, on aurait pu comprendre que, sans les faire connaître l’un à l’autre et sans établir entre eux de correspondance, le prince de Conti se fût réservé le soin de les diriger dans le même sens, et peut-être aurait-il pu trouver quelque avantage à faire arriver par un canal intime jusqu’aux oreilles de la tsarine une déclaration très nette du roi de France prenant sous sa garantie l’inviolabilité du territoire polonais ; mais il ne paraît pas qu’aucune précaution semblable eût été prise, et dans les instructions du chevalier Douglas, qui existent encore, le nom même de la Pologne n’était pas prononcé. Ainsi deux représentans de la diplomatie secrète étaient lancés à 1,000 lieues de France, sur deux théâtres rapprochés et très intimement liés l’un à l’autre, pour y travailler en sens directement contraire, celui-ci excitant les passions antirusses, celui-là ne cherchant qu’à plaire à la souveraine de la Russie, celui-ci dressant la mine et celui-là la contre-mine, jusqu’au jour inévitable où les deux ouvriers souterrains finiraient par se rencontrer face à face. On conçoit que le prince de Conti fût embarrassé de voir arriver ce moment critique ; mais ce que l’imagination se confond à chercher, c’est le succès que se promettait Louis XV en croisant ainsi tous les fils de ses intrigues jusqu’à ce que l’écheveau fût trop emmêlé pour être débrouillé par aucune main humaine[1].


II

Par malheur, il y avait en ce moment à Berlin un roi qui ne suivait qu’une politique, trompait ses ennemis et non pas ses serviteurs, et mentait sans scrupule, jamais sans nécessité. Le 18 juillet, Frédéric mandait dans son cabinet M. Mitchell, ministre d’Angleterre nouvellement arrivé à sa cour, lui donnant lecture des dépêches qui l’informaient des mouvemens opérés par les troupes autrichiennes en Bohême, il lui annonça qu’il allait demander à Vienne des explications, et que, si elles n’étaient pas de son goût, il s’arrangerait pour en obtenir de plus claires les armes à la main. Le ministre anglais s’étant récrié sur le danger de provoquer l’intervention de la France en se donnant ainsi, au moins pour le public, l’apparence des premiers torts : « Regardez-moi en face, lui dit le roi en se levant brusquement ; que voyez-vous sur mon visage ? Ai-je un nez fait pour porter des nasardes ? Par Dieu ! je ne m’en

  1. Tout le détail de la mission du chevalier Douglas se trouve dans la publication de M. Boutaric, t. I, p. 203-209.