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mes complimens au roi de Pologne, et dites-lui que je suis bien fâché de ne pouvoir me désister de mes prétentions… C’est mon dernier mot, et il m’enverrait un archange que je n’y pourrais rien changer. Dans la position où je me trouve, sachant tout ce qu’on a fait ou voulu faire contre moi, je pourrais faire l’impertinent, mais j’offre le plus doux[1]. »

C’était la force qui parlait, comptant sur la peur pour être obéie. Chose étrange, la lâcheté qu’on attendait n’arriva pas. De retour à Dresde, l’envoyé ne retrouva plus au palais que la reine, les princesses et leurs jeunes enfans. Le roi, ses trois fils, le premier ministre, avaient quitté la capitale depuis plusieurs jours pour se rendre, au sud de Dresde, sur la route de Bohême, dans une position militaire très forte, autour de laquelle toute l’armée s’était rapidement groupée. C’était un vaste amphithéâtre de plusieurs lieues de profondeur, dont la petite ville de Pirna formait le centre, et qui, d’un côté faisant face à l’Elbe, était dominé sur tous les autres par un couronnement circulaire de rochers inexpugnables. Aux deux extrémités, de petites forteresses commandaient le cours du fleuve. Dans ce camp fortifié par la nature et dont tous les passages étaient aisément gardés, 18,000 hommes, campés à l’aise, pouvaient se défendre indéfiniment. C’est là que le roi Auguste, à l’abri d’un coup de main, attendait le secours des Autrichiens, auxquels il venait de faire appel.

D’où lui était venue cette détermination imprévue ? Qui avait inspiré au voluptueux souverain et à son vil confident la résolution presque héroïque de venir partager les périls et les privations d’un camp ? Un seul homme avait conçu, presque dicté ce dessein, et n’a jamais craint, même après les trahisons de la fortune, d’en revendiquer la responsabilité tout entière. C’était l’ambassadeur de France. Appelé dès le premier jour au palais, le comte de Broglie y avait trouvé la famille royale en larmes, les conseillers éperdus, et mille projets divers tour à tour discutés et abandonnés, mais qui tous commençaient uniformément par la fuite : tantôt le roi devait fuir seul, en licenciant son armée, pour se réfugier en Pologne, tantôt il devait emmener l’armée elle-même dans les rangs des Autrichiens. Le comte ne perdit son temps à débattre aucun de ces projets. Remontant le cœur de tout le monde par ses exhortations énergiques, il fit sentir au roi que sa place était au milieu de son armée, et celle de l’armée sur le sol de la patrie, et ce fut lui aussi qui lui indiqua le lieu privilégié, déjà connu de tous les tacticiens du temps, où il pouvait soustraire sa liberté et sa couronne aux première coups d’une brutale surprise.

  1. Geheimnisse des sächsischen Cabinets, t. II, p. 94-100.