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conduire à son camp ; le lendemain, il les renvoyait à Dresde avec une escorte d’honneur et un sauf-conduit dans les règles. Au fond, ce qui le troublait, c’est que non-seulement la direction matérielle, mais encore et surtout l’effet moral et dramatique de sa campagne était manqué. Grand comédien lui-même, très habile metteur en scène de ses propres œuvres, toujours occupé de l’effet qu’il produisait sur l’opinion, il avait compté, pour perdre le roi Auguste, sur le ridicule plus encore que sur la force. Il avait espéré que le vieux souverain, pris à la gorge dans son palais par la terreur et la surprise, accourant au camp plein d’effroi pour y devenir malgré lui le général d’une armée prussienne, ferait sur le théâtre politique la figure d’un de ces niais de comédie dont les mésaventures, méritées ou non, divertissent toujours le spectateur. La résolution imprévue d’Auguste III trompait cette attente. Au lieu d’un jouet qu’il croyait tenir, il avait devant lui une victime qui tentait de se transformer en héros, et lui-même, au lieu d’un bon tour, se trouvait avoir fait un crime. Déjà, de toute l’Allemagne, un cri s’élevait contre lui, tous les petits princes se sentaient blessés dans leur dignité ; en Pologne aussi, l’émotion causée par les premières nouvelles avait été grande, et, si peu populaire que fût la maison de Saxe, l’orgueil de la république était offensé de l’affront fait à son élu.

A tout prix, il fallait prévenir aux yeux de l’Europe attentive et déjà indignée ce dangereux renversement de rôles. Après quelques jours d’incertitude, Frédéric se décidait à payer d’audace. Très peu scrupuleux, nous l’avons vu, sur la manière de se procurer des renseignemens diplomatiques, il savait, grâce à la trahison d’un employé, que le ministre saxon à la cour d’Autriche, le comte Fleming, était animé de dispositions très hostiles à la politique prussienne. Des dépêches de cet agent, dont il avait acheté les copies, portaient la trace de ces sentimens, et contenaient le récit d’épanchemens confidentiels échangés avec le comte de Kaunitz sur les éventualités d’une guerre future. C’étaient des paroles en l’air qu’aucun acte effectif n’avait suivi, et Frédéric, qui en connaissait le texte, savait parfaitement à quoi s’en tenir ; mais il calcula que ces documens, de nulle valeur aux yeux du moindre apprenti politique, pourraient, en les présentant avec un mystérieux appareil, donner le change au lecteur inattentif. Il résolut de se procurer, par quelque moyen que ce fût, pour les jeter en pâture au public, la minute de ces pièces, dont il ne possédait que la reproduction frauduleusement soustraite[1].

L’agent infidèle, pressé de questions, fit connaître le lieu où étaient renfermées les dépêches secrètes de la diplomatie saxonne. Elles

  1. Voyez l’interrogatoire de l’agent acheté par Frédéric et depuis lors découvert et puni par le cabinet saxon. Cette pièce a été publiée à Leipzig en 1741 sous ce titre : Einige neue Actenstücke über Veranlassung des siebenjährigen Krieges, p. 5 et suiv.