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les droits prescrits, les gouvernemens mixtes à l’anglaise, la démocratie américaine ; mais n’oublions pas que nous n’avons à parler de cette souveraine division que dans ses rapports avec les arts et particulièrement avec l’école de Venise.

De même que Michel Ange et Raphaël sont les rois de l’idéalisme, Titien et Véronèse sont les rois du sensualisme dans l’art, nous dirions volontiers du réalisme, si ce mot n’avait été de nos jours assez mal interprété et surtout entendu d’une façon peu philosophique et par trop étroite. Comme cette définition des grands Vénitiens pourra surprendre beaucoup de personnes qui rapportent à l’idéal certaines choses qui n’ont rien que de fort terrestre, il nous faut de toute nécessité l’expliquer. Un certain degré d’éclat, une grande profusion de richesses, de somptueux décors, une belle lumière, l’émouvante géométrie d’un beau corps nu, l’éloquence naturelle à un sang doué avec fécondité, l’excès d’une chaude passion, voilà ce que beaucoup de personnes appellent l’idéal, tout simplement parce que cela s’élève au-dessus de la médiocrité ordinaire de ce monde. Comme Titien et Véronèse abondent en qualités de cet ordre, leur magnificence leur vaut sans doute auprès de plus d’un spectateur le nom d’idéalistes ; mais toutes ces choses ne sont idéales que par figure de rhétorique et par compliment, comme on dit d’une belle dame qu’elle est un ange, et d’un prince qu’il est un dieu. Il faut entendre seulement par idéalistes les artistes dont les œuvres sont la réalisation de conceptions intérieures, nées dans les profondeurs de la méditation ou dans l’essor d’une inspiration qui se puise à des sources abstraites, telles qu’une doctrine religieuse ou philosophique par exemple. Chez ceux-là, la conception est antérieure à tout choc de sensation venu du dehors, supérieure à toute expérience des formes de la nature visible : ce n’est qu’après formation complète, et l’organisme spirituel étant créé, que l’artiste songe à choisir dans le grand magasin de la nature les enveloppes qui peuvent le plus heureusement faire apparaître sa pensée. Tels sont Michel-Ange et Raphaël par-dessus tous autres, tels sont à un degré inférieur nos artistes français de la grande époque, un Poussin, un Eustache Lesueur. Tels sont en poésie nos tragiques français, un Corneille, un Racine ; tel est surtout le Dante, modèle éternel des idéalistes ; tel est en musique Mozart, dont l’inspiration si passionnée et si troublante découle cependant de sources absolument intimes, de pensées que les souffles du dehors n’ont point suggérées. Les sensualistes au contraire sont ceux dont les œuvres naissent du choc du monde extérieur, de la secousse voluptueuse et violente que leur ont fait ressentir les belles formes terrestres, de la contagion d’enthousiasme et d’amour que le spectacle magnifique de la nature