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que le privilège du petit nombre, et il n’y eut jamais d’idéal plus absolument oligarchique que l’idéal humain des rois de la littérature allemande.

L’étranger qui tombait dans ce milieu singulier était tout perplexe d’abord, fasciné ensuite, entraîné à la fin et enivré. Le comte Salm, qui vint à ce moment apporter à Rahel une lettre d’introduction de la fille de Diderot, Mme de Vandeul, nous a laissé le tableau d’une de ces réunions de la spirituelle Juive. Gustave de Brinckmann lui avait donné le plus vif désir de connaître cette « fille indépendante, d’un esprit si extraordinaire, intelligente comme le soleil, avec cela si bonne de cœur et en toutes choses elle-même. Il trouverait chez elle, lui avait-il dit, la société la plus spirituelle et la plus haute ; mais tout s’y faisait sans montre ni ostentation. Rien n’y était arrangé ou préparé. Le hasard, les convenances et le bon plaisir de chacun des hôtes y étaient les seuls maîtres de cérémonie. Elle recevait chez sa mère, et, quoique fort à son aise, elle ne faisait guère de frais de représentation : il est certain qu’on ne s’y réunissait pas pour le régal qu’on y trouvait. Tout y était extrêmement simple, mais on ne peut plus comfortable. » La curiosité du jeune gentilhomme ainsi excitée fut dépassée quand il arriva dans le fameux salon de la Jägerstrasse et se présenta devant la maîtresse du logis, « ni grande ni belle, mais fine et délicate de visage et de taille, avec des yeux qu’on n’aurait pas osé affronter avec une mauvaise conscience. » Le monde le plus varié se pressait chez elle ce soir-là. Sur un canapé, la belle comtesse d’Einsiedel causait avec un abbé français ; Auguste-Guillaume de Schlegel et Louis Robert, le frère de Rahel, parlaient poésie dans un coin, lorsque la porte s’ouvrit bruyamment pour livrer passage à la charmante Unzelmann, l’idole du parterre et des loges, qui se jette au cou de Rahel. Elle revient de Weimar, fort enthousiaste de Goethe, qui de son côté avait été ravi de cette Marie Stuart, la plus séduisante qu’on pût voir.

Les causeurs, un moment distraits par la jeune et brillante apparition, reprennent vite le cours de leur conversation ; le grand baron de Schack, mauvais sujet aux formes élégantes, sourit aux boutades paradoxales du major Gualtieri, cet humoriste spirituel que Rahel gâtait tout particulièrement. Deux Espagnols, le comte Casa Valencia et le chevalier Urquijo, se sentant à l’aise dans ce milieu comme s’ils étaient nés sur les bords de la Sprée, écoutent attentivement l’auteur de Dya-Na-Sore, Meyern, qui leur expose ses théories patriotiques, et Fr. de Gentz, qui exhale sa bile contre M. de Haugwitz, le tout-puissant ministre d’alors ; mais voici le véritable héros du salon qui vient d’entrer : un jeune homme de haute taille, remarquablement beau de visage, aux regards de feu, un peu troublé et inquiet aujourd’hui, d’une gravité douloureuse même. Il