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LA SOCIÉTÉ DE BERLIN.

prisait cependant beaucoup son grand esprit, elle aimait sa force de passion. Il n’entre pas l’ombre de jalousie dans ses sentimens à son égard, et la beauté ou les succès mondains de ses autres amies ne lui faisaient pas plus d’ombrage que les talens de la Française. Rien ne put jamais la séparer de Henriette Mendelssohn, la fille cadette du philosophe, dont la belle âme lui inspirait une affection et une sympathie qui ne se perdirent pas même lorsque son amie se fut jetée dans le catholicisme le plus dévot. Elle savait qu’il n’y avait là ni comédie, ni exaltation factice, mais que c’était la fin assez logique d’une vie pleine d’épreuves et de résignation. Si la seule présence d’Henriette, éminemment modeste malgré sa grande culture d’esprit, lui faisait du bien par le calme de la surface et la chaleur du fond, celle de la comtesse Joséphine de Pachta l’incitait par son animation, son ardeur, son expansion naïve. Cette nature d’enfant qui semblait sortir directement de ses forêts de la Bohême et qui en apportait, comme des bouffées de senteurs sauvages, des sentimens vivaces, prime-sautiers, un peu âpres, — cette grande dame si éprise de la « cause française » même après 1794 et jusqu’au 18 brumaire, cette amazone qui fuyait l’amour pour lequel sa beauté et son cœur affectueux semblaient l’avoir faite, cette jeune femme si simple et si naïve et pourtant si ouverte à l’idéalisme, — elle était enthousiaste de Kant, — semblait faite exprès pour comprendre Rahel et pour en être comprise. Aussi leurs deux vies furent-elles fondues pour ainsi dire, et aucun nuage ne troubla jamais leur affection. Rien de plus touchant que leur correspondance, c’est une harmonie vraiment musicale ; les voix se répondent comme dans un admirable duo.

Il ne faudrait pas croire que Rahel s’en tînt exclusivement aux grandes dames : elle n’aimait guère la bourgeoise de Berlin, et elle avait ses raisons pour cela ; mais les actrices, malgré la réputation bien compromise de quelques-unes d’entre elles, avaient leurs entrées chez Rahel. Le vieux Lévin, son père, avait déjà eu le goût de la société des comédiens alors qu’ils n’étaient guère encore admis dans la bonne compagnie, et Rahel avait pu, depuis son enfance, connaître le charme et l’imprévu de ce monde insouciant. Très passionnée pour le théâtre, elle aima toujours à recevoir les artistes, et après le spectacle, qui se terminait à huit heures, on faisait invasion chez elle. C’était le beau temps du théâtre de Berlin. Les nouvelles pièces de Goethe et de Schiller, les drames de Shakspeare que Tieck. et Schlegel traduisaient en vers allemands, les pièces de Werner enfin et des autres romantiques étaient jouées par des artistes du plus grand mérite tels que le beau Fleck, le second créateur de Karl Moor et de Wallenstein, acteur inspiré, à la voix sonore, au geste ample et superbe, très inégal, il est vrai, mais incomparable