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LA SOCIÉTÉ DE BERLIN.

affection pour un autre compagnon du prince, Frédéric de Gentz. On le comprend, même à distance, et malgré toutes les fautes de ce mauvais sujet de génie, on est toujours tenté de lui pardonner beaucoup. Il ne faut donc pas trop s’étonner qu’une génération qui professait l’extrême tolérance morale et religieuse des classiques allemands, que des personnes qui étaient tous les jours en contact avec cette nature sympathique aient été sous le charme, et lui aient pardonné des fautes de conduite et de caractère qui semblent impardonnables au premier abord. Ce jeune écrivain bourgeois qui allait s’élever à une position princière, ce petit employé prussien qui devait arriver à un rôle européen, serait une énigme de plus dans la galerie d’excentricités que nous parcourons, si son temps ne se chargeait de l’expliquer. Qu’est-ce en effet que la vie publique et privée de Gentz, sinon la théorie du classicisme allemand, la doctrine des belles individualités, transportée du domaine de la poésie et de la métaphysique dans la réalité des passions et des intérêts, appliquée par un aimable et spirituel libertin au lieu de l’être par un artiste élu ? Tout le monde ne pouvait avoir la sérénité équilibrée de Goethe, la force morale de Schiller, l’indifférence suprême de Guillaume de Humboldt, la pureté imperméable de Rahel. Quel appui moral restait à un être mobile comme Gentz, flottant sans cesse, comme Faust, entre ses deux âmes, dont « l’une l’entraînait dans la poussière, tandis que l’autre l’élevait vers les régions de l’éther ; » corrompu et candide, sans mesure dans l’amour et dans la haine, ardent en ses convictions malgré sa vénalité, raffiné comme un vieux roué, instinctif et naturel comme un enfant ?

Le caractère et le rôle politiques de Frédéric de Gentz ont été exposés ici même avec tout le développement que comportait un sujet aussi important[1] . On y peut voir les débuts difficiles et la jeunesse orageuse de ce sous-chef de bureau qui allait devenir à Berlin le fondateur du journalisme allemand avant d’être à Vienne l’âme de la résistance européenne contre Napoléon. Il n’en est plus à ses modestes commencemens en 1800. Déjà il occupe à Berlin une position assez semblable à celle que Swift avait occupée à Londres cent ans auparavant. Toute la diplomatie se le disputait. Louis-Ferdinand en avait fait son confident et son compagnon de plaisirs, Haugwitz essayait, vainement il est vrai, de le gagner à sa politique de pusillanimité. Pitt l’admirait ; Londres lui fit même une ovation comme la société anglaise sait en faire, lorsqu’il y vint en 1803. Gentz, comme Swift, avait le faible de hanter volontiers les grands de la terre. « J’ai commencé, écrit-il dans son journal intime, avec une satisfaction mal dissimulée et en médiocre français, j’ai com-

  1. Voyez la Revue du 1er  juin 1868.