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mourut peu de temps après son arrivée à Madrid, en refusant obstinément tout secours médical. Il fut vivement regretté à Berlin, surtout par Rahel, qui en faisait le plus grand cas. À Madrid, son enterrement fut l’occasion de révoltantes démonstrations du fanatisme religieux. La qualité diplomatique du défunt n’empêcha point en effet une sorte d’émeute populaire, et le cercueil de l’hérétique, après avoir été assailli à coups de pierres, faillit être enfoncé.

On voit que la société de la cour et de la diplomatie renfermait presque autant d’élémens, diversement distingués il est vrai, d’une compagnie agréable que le monde des lettres et des arts. La famille royale de Prusse comptait elle-même dans son sein des hommes de grande valeur et des femmes charmantes : c’étaient surtout les trois enfans du prince Henry, frère de Frédéric II, — la princesse Radzivil, aussi bonne, aimable et spirituelle qu’elle était belle et séduisante, — le prince Auguste, dont on sait la passion malheureuse pour Mme  Récamier, — il lui offrit sa main à plusieurs reprises, — enfin l’idole du peuple et la pierre d’achoppement du roi, « l’Alcibiade prussien, » comme l’appelle Clausewitz, le prince Louis-Ferdinand en un mot.


II.

« Savez-vous qui vient de se faire présenter chez moi ? écrivait Rahel à G. de Brinckmann en mai 1800. Le prince Louis. En voilà un que je trouve foncièrement aimable. Il m’a demandé s’il pouvait revenir de temps en temps. Je le lui ai fait promettre. Ce va être pour lui une connaissance comme il n’en aura point eu encore. Il entendra la vraie vérité, une vérité de mansarde. Jusqu’à présent, il n’a connu que Marianne (Meyer), mais elle est baptisée et princesse, et Mme  d’Eybenberg ; cela ne veut donc rien dire. »

Le neveu de Frédéric II avait alors vingt-huit ans, deux ans de moins que le roi son cousin. Il était dans la plénitude de sa mâle beauté, et l’homme tenait, à cet égard comme à tous les autres, les promesses de l’enfant. De bonne heure sa vivacité extrême, son irrégularité, son naturel passionné, et jusqu’à ses goûts de dissipation, avaient éclaté en même temps que ses sentimens généreux, son courage, sa vive intelligence. La seule chose sur laquelle l’enfant volontaire et paresseux consentît à se concentrer avait été la musique : il y montra une patience, une persévérance, une assiduité dont on l’aurait volontiers cru incapable. On sait que dans la suite il devint pianiste et même compositeur distingué. Tout jeune, selon les habitudes prussiennes, le prince Louis endossa l’uniforme et gagna vite le cœur de ses compagnons d’armes. « Tout simple soldat était pour lui un camarade, appelé aux mêmes dangers et aux