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à transmettre à Louis XV par la voie clandestine, il lui eût livré sans sourciller toutes les bouches du Danube et toutes les rives de la Baltique. Des ménagemens que le comte de Broglie l’avait supplié d’obtenir pour le territoire polonais au cas où les troupes russes seraient forcées de le traverser, il n’avait daigné avoir cure, et le chancelier Bestuchef ne reçut pas de lui la plus légère observation à ce sujet. Puis, quand vint le moment de conclure entre les deux cours impériales et la France un traité d’alliance offensive et défensive plus étroit que celui de Versailles contre leur ennemi commun, il ne fit aucune réserve et ne réclama aucune exception en faveur de la Turquie, cette ancienne amie de la France avec qui la Russie avait une querelle ouverte en permanence ; bien plus, il consentit à signer sans instruction un article secretissime par lequel Louis XV s’engageait à fournir des subsides en argent aux troupes russes, si elles venaient à être attaquées par celles de la Porte. Cette fois la complaisance parut excessive, et l’article ne fut pas ratifié ; mais en désavouant cet excès d’ardeur on ne s’en offensa point, et la faute fut aisément pardonnée en faveur de l’intention qui l’avait dictée[1].

Désespérant d’imiter un si beau zèle, dépité peut-être de n’être pas mieux apprécié, le comte eut un instant la pensée de dire adieu à cette ingrate diplomatie, où il était entré sans confiance et n’avait recueilli que des dégoûts. Le moment était venu pour tous les gentilshommes de tirer l’épée, et c’était là pour lui un héritage paternel qui pouvait lui suffire, car il était sûr d’en faire usage avec éclat. De savoir si ce dessein était bien sincère, et si chez une âme généreuse et ambitieuse comme la sienne la politique n’a pas des attraits qui compensent toutes ses amertumes, c’est ce que je ne me pique pas de pénétrer ; mais, sincère ou non, ce projet de retraite semblait secondé par une circonstance imprévue qui mettait fin à la cause apparente de sa mission. Le prince de Conti venait de tomber ou plutôt de se mettre lui-même en disgrâce. Il avait sollicité le commandement de l’armée qui devait ouvrir les opérations militaires, et, ne l’ayant pas obtenu, il se retirait sous sa tente, et ne voulait plus se montrer à Versailles que dans les occasions d’apparat. Peut-être aussi s’était-il aperçu à temps que sa candidature royale ne tenait plus au cœur à personne. Quoi qu’il en soit, le comte se trouvait par cette abstention n’avoir plus aucun but direct à poursuivre à Varsovie, et, ne sachant plus d’ailleurs trop que dire aux amis qu’il y avait laissés, il éprouvait à y retourner une véritable répugnance, dont il fit part au roi lui-même dans une lettre confidentielle. « Je ferai observer à votre majesté, lui disait-il, que je

  1. Boutaric. (Correspondance secrète, t.1, p. 217.)