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démarches, survivant à la rapide succession des ministres, échappant par leur humilité même au caprice des destitutions arbitraires, dépositaires de toutes les traditions, les premiers commis ont été vraiment pendant des siècles, du fond de leur cabinet, le ressort fixe et principal, bien qu’inaperçu, de toute notre politique extérieure. Leur nom est à peine mentionné dans quelques mémoires contemporains, et la France ne saura jamais quelle part elle a dû de sa grandeur à ces hommes modestes qui l’ont aimée et servie avec une foi silencieuse, dévoués tout entiers, corps et biens, intelligence et âme, à ce que nous appellerions dans le langage un peu emphatique de nos jours le culte de la patrie, et ce qu’ils nommaient simplement le service du roi. Les intérêts permanens de la France, objet de leur méditation assidue, prenaient à leurs yeux un caractère de religion. Sans doute la diplomatie qui courait le monde, et dont le comte de Broglie vient de nous donner le modèle, était plus active et plus brillante. Rien n’en égalait l’éclat, lorsque, personnifiée dans un grand seigneur ou dans un valeureux capitaine, dans un duc et pair ou dans un maréchal de France, chamarrée de titres et de cordons, promenée dans les capitales au fond de carrosses dorés, avec grand cortège de coureurs, de chasseurs et de piqueurs, éblouissant les populations par la splendeur des fêtes, elle venait chercher les souverains dans leurs palais pour étudier et exploiter leurs faiblesses, les intimider ou les séduire, se mêler en un mot au jeu mobile des intrigues de cour et des agitations révolutionnaires ; mais tout ce mouvement eût été vain, si des ouvriers ignorés ne lui avaient préparé le terrain et donné l’impulsion en rattachant ces efforts divers à la fixité d’un plan général. Ceux-là, ce n’étaient point les dispositions passagères des hommes d’état ou de cour qui faisaient le sujet de leurs études, c’étaient ces conditions immuables, nées de la nature même des choses et de la configuration des territoires, qui régissent et régiront toujours, quoi qu’on fasse, d’une génération à l’autre, les rapports des peuples entre eux. Une frontière à étendre ou à défendre, une tête de pont ou un défilé de montagne à garder ou à conquérir, un débouché à ouvrir à notre commerce, un port de ravitaillement ou de relâche à préparer pour nos flottes, le drapeau français à planter sur un rocher de l’antique Océan ou sur une plage du Nouveau-Monde, c’était là ce qui remplissait et souvent agitait leurs veilles.

La constitution sociale de l’ancienne France, traçant aux vœux de chaque classe d’hommes des limites fixées par leur naissance, semblait seule propre à fournir à un grand pays cet ordre de serviteurs désintéressés, dévoués au devoir de leur charge sans retour d’ambition personnelle, et satisfaits d’exercer l’influence sans