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siècle, les principes nouveaux dont l’esprit français se faisait gloire furent artificieusement exploités contre les intérêts les plus chers de notre politique. Ce fut une conjuration à peu près universelle dont Frédéric eut la direction, où entrèrent après lui Catherine, Joseph II, presque tous les souverains, et dans laquelle donna en plein la vanité séduite des philosophes. Dans cette tragi-comédie qui contribua pour sa grande part, comme on le verra, à la chute de la Pologne, et prépara la destruction de la prépondérance française en Europe, des monarques et des hommes de génie se disputèrent les premiers rôles. Poniatowski eut en partage un personnage brillant, celui de jeune premier et d’amoureux.

C’était en cette qualité qu’il avait débuté quelques années auparavant à Saint-Pétersbourg, où il s’était rendu en compagnie de sir Charles Williams, l’envoyé anglais, qui avait pour lui la plus grande amitié. A peine arrivé, il fixa les regards de la femme du prince héréditaire, la belle, plus tard Ia grande Catherine d’Anhalt, à qui son génie naissant, sa grandeur prochaine et la stupidité d’un époux qui lui obéissait en la maltraitant assuraient déjà une réelle importance dans l’état. Le titre d’amant de Catherine était une dignité presque officielle, puisque l’impératrice Elisabeth elle-même avait donné à sa nièce le conseil d’assurer par ce moyen détourné la succession menacée des Romanof, et que le grand-duc, abruti autant qu’énervé par la débauche, prenait volontiers en amitié celui qui le suppléait dans ses devoirs comme dans ses droits. Poniatowski s’inscrivit le second ou le troisième sur cette liste de favoris qui ne devait se clore qu’avec la vie de Catherine et la fin du siècle. Pour le garder auprès d’elle, l’amoureuse princesse n’imagina rien de mieux que de faire demander officiellement par le secrétaire d’état sa nomination au poste d’envoyé saxon à Pétersbourg. Le roi Auguste avait d’abord hésité, disputé, refusé : il n’aimait pas le jeune homme, ce morveux aux grands airs, comme il l’appelait, il se méfiait vaguement de l’ambition des Czartoryski, puis il craignait d’irriter la France ; mais, à mesure que croissait l’intimité de son ministre et du cabinet russe, son opposition faiblissait, et l’insistance de Catherine devenait plus ardente. Enfin l’alliance de la politique et de l’amour l’emporta sur tous les obstacles, et fit Poniatowski ambassadeur.

Faire revenir sur une nomination qui était l’œuvre de ces deux puissances réunies n’était pas une médiocre entreprise. Ce fut pourtant là ce que tenta le comte de Broglie. A ses yeux, la présence d’un des membres de la faction russe accrédité à Saint-Pétersbourg, c’était la conspiration en permanence contre les libertés de la Pologne, et tant qu’il lui restait un souffle de vie et une ombre