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son roman ; il se reposait des discussions réelles par des conversations de fantaisie, il se vengeait d’une déconvenue au parlement en esquissant la charge de quelqu’un de ses adversaires, sans ménager toujours son propre parti. Par malheur, le roman est soumis à des conditions plus rigoureuses que le cadre des Lettres persanes, et je dois déclarer, pour être sincère, que M. Disraeli n’a pas fait un chef-d’œuvre ; mais il s’est amusé, c’est au moins la moitié de ce qu’il a voulu.

Il y aurait donc de l’injustice et de la naïveté à juger Lothaire comme une œuvre littéraire sérieusement méditée. Il suffit d’un coup d’œil pour y reconnaître les indices les plus certains de l’improvisation. Si l’on y trouve de l’agrément, une ironie spirituelle, une éloquence pleine de verve, je ne conseille à personne d’y chercher des caractères approfondis, de puissantes peintures des passions humaines. Qu’on le remarque bien, en qualifiant ce roman d’œuvre improvisée, je prétends ne faire aucun tort à l’auteur, je me flatte au contraire d’entrer dans sa pensée. M. Disraeli est de ceux qui se piquent de tout traiter avec légèreté et, qu’on me passe l’expression, par-dessous la jambe. Cette affectation de n’attacher d’importance à rien pour se montrer supérieur aux choses qu’on fait n’est-elle pas la plus aristocratique des élégances ? Cette légèreté fashionable n’est-elle pas tout l’opposé de la pédanterie ? Qu’est-ce, je vous prie, qu’un roman pour qu’un homme comme il faut y consacre autre chose que le superflu de son loisir ? Qu’est-ce même que la politique pour qu’on aille s’y absorber tout entier ? Si l’on demandait à M. Disraeli comment il parvient, avec des journées qui n’ont en somme pour lui comme pour tout le monde que vingt-quatre heures, à mener de front la tâche du romancier et celle de l’homme politique, je ne serais pas étonné qu’il prétendît avoir encore du temps de reste.

M. Disraeli n’avait, je crois, rien écrit depuis Tancrède, qui date de 1847, si ce n’est une vie de lord George Bentinck, en 1852. L’apparition de Lothaire avait, comme on voit, tout le piquant d’une rentrée ; mais, à part cette circonstance bien faite pour éveiller la curiosité, M. Disraeli, passé maître en l’art de faire sensation, n’a pas manqué de recourir aux moyens de succès qui lui sont familiers. Le premier est de prendre autour de lui des personnages connus, de les affubler d’un costume à sa guise, et de leur donner dans son œuvre un rôle sérieux ou ridicule. C’est là chez lui une vieille habitude. Après Vivian Grey, en 1826, il parut coup sur coup trois clés pour donner les noms des portraits que l’auteur y avait rassemblés. Dans Coningsby, en 1844, tout le monde reconnut et nomma le marquis d’Hertford, le duc de Rutland, lord Lonsdale, John Croker, Théodore Hook, etc., et sous le nom de Juif Sidonia l’auteur