Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/448

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

point ; ma tâche se borne à rechercher si elles répondent au rôle qui leur est assigné. A moins de sacrifier uniquement au goût de la satire et d’ôter ainsi toute portée à son œuvre, il devait leur donner au moins un caractère digne de la cause qu’ils soutiennent, leur prêter une habileté politique en harmonie avec la hauteur de leurs ambitions. Le cardinal a la vertu d’un saint, l’austérité d’un ascète, et pour ainsi dire la transparence d’un ange ; il ne mange ni ne boit, c’est lui qui nous l’apprend. Il a d’ailleurs le savoir-vivre d’un grand seigneur, et son éloquence a remporté les plus beaux triomphes. « Le cardinal avait une foi sans bornes dans l’influence féminine et une foi non moins grande dans son influence sur les femmes. Sa confiance à cet égard reposait sur de bonnes raisons. Il n’avait pas seulement converti une duchesse et plusieurs comtesses, il avait ramené au bercail une vraie Marie-Madeleine. Cette princesse du demi-monde, dans la fleur de sa beauté, dans l’éclat de sa gloire, avait tout à coup laissé tomber de ses mains les rênes et le fouet d’or, et s’était jetée aux pieds du cardinal. » A la bonne heure ; mais est-ce assez pour un homme chargé des destinées de la religion catholique dans un grand pays ? Du moins suborner un jeune lord par des pratiques qui deviennent à la fin tout à fait odieuses est une besogne qu’il devrait laisser à des subalternes. Quand on le voit tremper dans la fabrication d’un miracle, participer au piège tendu à son propre pupille, se charger de le convaincre qu’il s’est battu pour le pape et non contre lui, ce que nous ressentons, ce n’est pas de l’admiration pour son habileté, c’est du mépris pour son caractère ; il se ravale au rang d’un vulgaire intrigant.

Le roman tel que le conçoit M. Disraeli paraît être simplement un cadre à digressions : l’esprit peut s’y livrer à tous ses caprices, l’auteur y hasarder toutes les lubies, y jeter toutes les idées qui lui passent par la tête. Le nombre des questions touchées dans Lothaire suffirait sans peine à défrayer tout un cours de philosophie. Un Syrien que Lothaire rencontre à Jérusalem, qui a lu Goethe et Spinoza, lui fait une leçon sur la personnalité divine et sur la création. Un artiste, M. Phœbus, nous expose ses théories sur l’éducation. La race juive, la part qui lui revient dans l’œuvre de la civilisation, sa puissance actuelle et ses grandeurs futures, avaient autrefois le privilège d’enflammer l’enthousiasme de M. Disraeli ; Coningsby et Tancrède étaient remplis de dithyrambes à sa gloire. Aujourd’hui les Aryens ont remplacé les Juifs ; la race aryenne, dont l’aristocratie anglaise fournit les exemplaires les plus achevés, trouve dans M. Phœbus son avocat. On aurait mauvaise grâce à discuter la justesse de chacune de ces idées. Il est clair que M. Disraeli n’entend pas être responsable des opinions qu’il lui convient d’énoncer par la bouche de ses personnages. Il lui suffit de montrer qu’il a même abondance