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aujourd’hui désavouée en son nom par ses amis, il écrivit Vivian Grey, il n’était rien encore. Vivian Grey, c’est la force qui se connaît, le génie impatient de son obscurité, qui trouve dans le marquis de Carabas l’aristocrate incapable dont l’influence et la fortune lui sont nécessaires pour se produire. Le marquis de Carabas ne répondit pas à l’appel de M. Disraeli. Il fallut qu’il attendît longtemps, qu’il multipliât les coups d’éclat, qu’il fît incessamment sonner ses grelots et ne laissât pas une seule minute le public oublier son nom ; il dut changer plus d’une fois de bannière, accepter le patronage d’O’Connell et rompre scandaleusement avec lui, amuser la foule de ses défis, de ses querelles, de ses prophéties fanfaronnes, avant d’atteindre son but et d’entrer à la chambre des communes. C’était en 1837. Quelques années plus tard, le vieux parti tory se dissolvait, abandonné de ses chefs, appauvri de tout ce qu’il possédait de talens éminens ; il appelait un homme qui se chargeât de le conduire, ou plutôt d’en rapprocher et d’en refondre les élémens épars. Alors paraît Coningsby. C’est le manifeste d’une ambition qui croit son heure arrivée. M. Disraeli dénonce aux vieux l’avènement des jeunes ; il prend la parole au nom du parti nouveau qui va naître, il en trace avec l’autorité d’un chef le rôle et les devoirs. L’année suivante, le flot des utopies révolutionnaires a grandi ; M. Disraeli marche à sa rencontre pour le maîtriser et se faire porter par lui. Sybil est une héroïne chartiste dans laquelle le sentiment des souffrances populaires s’associe aux privilèges indestructibles et tutélaires d’une haute naissance. C’est un traité d’alliance que le chef tory propose aux radicaux. Nous sommes à la veille de 1848 ; M. Disraeli publie Tancrède, écho des débats qui ont lieu dans le parlement sur les incapacités politiques des Juifs, peinture de l’inquiétude qui règne partout et de la crise sociale dont il essaie de signaler le remède. Les théories que la réflexion n’a point mûries, les plans de régénération sociale dont on ne prend pas la peine d’indiquer les moyens, remplissent ces romans. Qu’importent la réflexion et le bon sens, pourvu que ces vagues promesses ne nuisent pas à l’autorité de l’homme politique et servent ses vues ? L’auteur met en pratique sa maxime favorite : « l’homme n’est grand que lorsqu’il agit par passion, il n’est irrésistible que lorsqu’il parle à l’imagination. »

Si ses romans sont de la politique, sa politique ne tient-elle pas aussi du roman ? Combien il a fallu à M. Disraeli de temps, d’efforts et d’esprit pour se faire sincèrement adopter par un parti auquel un talent tel que le sien était pourtant si nécessaire ! C’est que ses idées n’entraient dans aucun cadre, ne ménageaient aucune tradition. Une seule chose était claire, à savoir son aversion déclarée et opiniâtre pour les whigs, « cette faction rapace, tyrannique,