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victimes vivantes que le tyran de l’antiquité attachait à des cadavres :


Mortua quin etiam jungebat corpora vivis
Tormenti genus.


Mais ces indignations éloquentes répondent à une situation imaginaire. Si la bourgeoisie a la conduite des entreprises d’industrie et de commerce, ce n’est pas seulement parce qu’elle détient les capitaux. La cause réelle de la position qu’elle occupe et qu’il est de l’intérêt de tous de lui laisser, c’est qu’elle possède particulièrement la capacité directrice, c’est-à-dire l’esprit de tradition uni à l’esprit d’initiative. Aussi est-il difficile aux populations ouvrières de se passer de son concours, alors même qu’on mettrait des capitaux suffisans entre leurs mains. Il faut chercher la démonstration pratique de cette vérité, et il ne sera pas difficile de la trouver ; nous n’aurons qu’à examiner de, près l’état et la marche de ces institutions nombreuses connues, on ne sait pourquoi, sous le nom bizarre de sociétés coopératives, — associations ouvrières aujourd’hui fort répandues, qui semblent avoir d’aussi modestes résultats qu’elles annonçaient de grandes prétentions.


II.

Il y a vingt ans à peine, dans un district obscur de la Prusse, un juge de paix, M. Schultze, créait une banque populaire dont l’objet, nettement indiqué, était de faciliter le commerce des petits artisans et des modestes patrons, qui sont si nombreux en Allemagne. Au-delà du Rhin en effet, l’industrie garde encore les cadres et la vie du moyen âge ; elle est morcelée et démocratique, elle ignore les grands ateliers et la puissante concentration de capitaux et de moyens de production qui distinguent l’Angleterre ou la France. La fondation de M. Schultze était une œuvre de petite bourgeoisie, elle ne se présentait pas comme une innovation destinée à réformer le monde ; ce n’était pas une nouvelle organisation du travail qui venait d’apparaître, c’était une simple amélioration des conditions existantes. Toutes les relations sociales étaient conservées, seulement le petit patron ou façonnier, qui était obligé jusque-là d’emprunter à des taux élevés pour acheter les matières premières de son industrie, trouvait, moyennant des garanties sérieuses, un crédit à meilleur marché, quoique relativement encore cher. Grâce à son mérite propre et à l’opiniâtre propagande de son créateur, cette institution se développa dans tout le nord de l’Allemagne avec rapidité. On finit par compter plus d’un Müller de banques populaires, ayant plus de cinq cent mille adhérens et faisant pour plusieurs centaines de millions d’affaires. Peu de temps après, une autre