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des typographes, de se faire épiciers ou boulangers à leurs momens perdus ; ce ne sera jamais là pour eux qu’une œuvre accessoire, un divertissement après les fatigues de la journée. Il en est de ces entreprises comme de celles des riches propriétaires qui veulent faire de la culture. Ceux-ci peuvent s’imaginer aussi qu’ils remplaceront facilement leurs fermiers, ils peuvent penser qu’ils augmenteront leurs revenus en faisant valoir leurs terres, puisqu’ils auront supprimé un rouage inutile et coûteux ; mais l’expérience vient bientôt redresser sans pitié ces erreurs puériles. C’est qu’il y a dans la société une distribution naturelle des tâches, c’est que toute industrie humaine est une chose sérieuse et absorbante qui ne peut être regardée comme un passe-temps. Les lois économiques, plus fortes que toutes les lois positives, interdisent le cumul des fonctions ; l’on ne peut, quoi qu’on en dise, être à la fois épicier et forgeron. Ce qui est vrai des individus l’est aussi des classes ; il ne suffit pas de réunir 80 ou 100 hommes bien intentionnés pour faire jaillir de cette foule l’esprit d’ordre, de régularité, le sens du commerce, l’intelligence directrice.

A supposer que la gérance soit unique, l’on tombe dans bien d’autres embarras. S’il est capable, le chef choisi par l’association ouvrière demandera ses coudées franches, il faudra le bien rémunérer, il exigera à peu près autant qu’un patron aurait gagné, il voudra surtout être le maître. Rien d’insupportable pour un homme pratique comme la perpétuelle immixtion de gens inexpérimentés qui prétendent donner des conseils et diriger les affaires. Ne choisissez pas un gérant unique, écrivait M. Vigano, car, s’il est bon, le contrôle le rendra mauvais. Dans la bouche d’un coopérateur, c’est là un singulier aveu, et qui se retourne contre la coopération. Il y a un autre péril. Habitués au travail manuel, beaucoup d’ouvriers ont une instinctive et insurmontable jalousie pour tous ceux qui, par profession, se livrent à des occupations commerciales ou industrielles : aussi se montrent-ils peu généreux envers les comptables auxquels ils ont recours ; ils ne savent ou ne veulent pas faire grandement les choses, ils sont parcimonieux pour le traitement, de même qu’ils sont tracassiers dans le contrôle. Qu’en résulte-t-il ? Les gérans de ces petites sociétés se servent de la position qu’on leur donne comme d’un marchepied. Ils font connaissance avec les chalands, acquièrent leurs sympathies par un service exact et loyal, puis au bout de quelque temps ils quittent le magasin coopératif, ouvrent une boutique à côté pour leur propre compte, et détournent à leur profit la clientèle. Que de faits semblables dans l’histoire des associations ouvrières ! Il est même très ordinaire que des magasins coopératifs, ayant abouti à la faillite, aient été achetés par de petits négocians qui y font fortune.