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cruelle que le ciel n’est pas toujours couvert d’un voile sombre. A côté du portrait de donna Anna, on en voit un, pièce magistrale et chef-d’œuvre du Caravage, qui est fait au contraire pour inspirer la joie de vivre et la croyance au bonheur. C’est le portrait d’une belle personne, fort jeune encore, mais prématurément engraissée, trésor de chairs roses et délicates qui, enveloppé de ce crépuscule familier au Caravage, apparaît comme une pêche à la savoureuse maturité sous sa couverture de feuilles ou sous l’ombre de son espalier. C’est l’alliance parfaite et presque paradoxale, tant elle est exceptionnelle, de la beauté opulente et de la beauté mignonne. Le cœur s’épanouit en regardant ce beau visage qu’on pourrait prendre pour l’emblème de l’insouciance heureuse. Oh ! qu’il se glace bien vite ! car savez-vous quel est ce portrait ? C’est celui de la sœur aînée, ou, selon d’autres, de la mère de Béatrice Cenci. Vous voyez bien que les apparences mentent et que la douleur est la seule réalité. C’est, dis-je, le portrait soit de la sœur aînée, soit de la mère de la lamentable Béatrice ; je tiendrais volontiers pour la dernière opinion, mais l’une et l’autre sont acceptables. Une troisième, qui ne l’est pas du tout, est celle qui a été fort légèrement émise par Stendhal. Selon lui, ce portrait serait celui de la belle-mère de Béatrice, par conséquent de la seconde femme de François Cenci. Deux raisons de la plus probante évidence réfutent sans réplique cette opinion de Stendhal. La première, c’est que la galerie Barberini possède le portrait de la belle-mère de Béatrice, et que ce portrait, peint par un certain Scipion Pulsone, de Gaëte, ne présente ni de près ni de loin aucune ressemblance avec l’infortunée jeune fille. La seconde, c’est que le portrait sorti du pinceau du Caravage offre au contraire la plus étroite ressemblance avec Béatrice. C’est Béatrice elle-même, mais plus jolie encore s’il est possible, et telle qu’elle aurait été probablement, si la destinée lui avait permis d’atteindre l’âge de ce portrait et de conserver une âme innocente. Ce sont les mêmes grands yeux, le même nez mignon digne d’un visage de fée, la même bouche gracieusement petite, les mêmes joues au contour délicieusement raphaélesque ; seulement il faut imaginer les traits si connus de Béatrice parvenus à une maturité relative et épanouis d’embonpoint. Oui, ce portrait est bien celui d’une personne qui tenait à Béatrice par la plus étroite parenté du sang.

Les gravures et les innombrables copies exécutées par les artistes romains et répandues dans toute l’Europe ont rendu trop célèbre la pathétique image de Béatrice Cenci pour que nous ayons besoin de nous arrêter longtemps devant elle. Quel est celui de nos lecteurs qui ne l’a pas présente à l’imagination, qui ne frissonne