Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/506

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

atteint les fibres les plus fines du cœur, mais cette fois pour ne lui inspirer qu’une mélancolie d’une irréprochable pureté.

La condamnation de Béatrice fut-elle légitime ? J’aimerais volontiers à examiner longuement cette question ; en vérité je n’ose, car il sera toujours délicat et même dangereux de s’expliquer sur un tel sujet. Tout récemment je lisais, dans un livre sur Sixte-Quint publié par M. de Hübner, que le peuple de Rome avait gardé le souvenir de Béatrice, et que dans le voisinage de l’ancien palais Cenci les artisans lui avaient souvent parlé de l’injuste sentence qui la frappa. — J’ignorais ce sentiment, qui fait honneur au peuple de Rome, mais depuis longtemps je pense comme lui. L’exécution des Cenci reste pour le pontificat d’Hippolyte Aldobrandini une tache ineffaçable. Lorsque le pontife révoqua la sentence de grâce qu’il avait rendue parce qu’un assassinat sans excuse s’était passé dans l’intervalle, je crois qu’on peut dire sans témérité que ce jour-là, des deux souverains qui sont dans le pape, le supérieur s’abaissa devant le subalterne. Aldobrandini se rappela trop qu’il était souverain temporel ; s’il se fût rappelé davantage qu’il était le souverain des âmes, Béatrice et avec elle tous les membres de sa famille eussent été sauvés, car c’était l’âme qui avait été profanée chez Béatrice, c’était son âme et celle de tous les siens qu’elle avait voulu moins encore venger que préserver. Or la base du christianisme, c’est que l’âme de l’homme a un prix infini, que l’âme ne relève que de Dieu seul, que c’est pour lui seul que nous devons la conserver selon les observances de la loi qu’il a tracée lui-même. François Cenci pouvait martyriser sa fille, soumettre son corps au supplice, la réduire à la mendicité, selon la loi chrétienne il conservait ses droits de père malgré toutes ces indignités ; il les perdit le jour où il fit outrage à l’âme de sa fille, sur laquelle il n’avait aucun pouvoir, d’après la doctrine même qui depuis dix-huit cents ans est la loi morale de, nos consciences et la régulatrice de nos actes. Pauvre Béatrice Cenci ! innocente Myrrha, Judith coupable !


EMILE MONTEGUT.