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l’autre. Les écrivains ne manqueront jamais dans le pays des lettres par excellence ; les savans, les érudits, les vrais penseurs, y sont plus rares. C’est ce qui fait le contraste un peu fâcheux entre la richesse de notre littérature et l’indigence de notre science philosophique.


II.

M. Taine est du petit nombre de philosophes auxquels ne s’applique point cette observation ; si c’est un penseur plein de savoir, c’est aussi un écrivain des plus brillans et des plus originaux. Quelque jugement que l’on porte sur sa manière d’écrire, on ne peut lui reprocher de songer au style : on voit trop bien qu’il ne cherche et ne choisit son expression que pour donner plus de force, de justesse, de relief, à l’idée qu’il se fait de la vérité. En lisant ce livre de savante analyse et de forte théorie, nous avons éprouvé un véritable plaisir à retrouver la langue claire, vive, simple, que parlaient nos pères dans toute espèce de sujets, et particulièrement dans les matières philosophiques. Ce n’est pas que M. Taine n’y conserve ses qualités propres et aussi ses défauts. La richesse y dégénère en intempérance dans le langage comme dans la pensée : la science y tourne trop à la formule ; mais, comme il s’agit ici d’analyses plutôt que de descriptions, nous aimons mieux la surabondance des exemples là où les faits sont nécessaires que l’exubérance d’images et d’épithètes qui encombrent ses descriptions, et mêlent ainsi un peu de fatigue à l’intérêt toujours vif et soutenu qu’y prend le lecteur.

Tous les caractères qui font l’esprit de la nouvelle philosophie se révèlent dans son dernier livre d’une façon éclatante et même excessive. Bien qu’il ait toute l’instruction historique des penseurs de son temps, c’est vers les œuvres d’analyse et de théorie qu’il se sent particulièrement attiré. La science pure l’intéresse beaucoup plus que l’histoire, plus même que la critique appliquée aux doctrines du passé, dont il ne fait aucune mention. D’autre part, il est visible que son critère n’est nullement le sens commun, et que, sans chercher le paradoxe, il n’en a point peur. Nul esprit de notre temps n’a moins eu souci du sens commun dans les recherches philosophiques, et son dernier livre montre qu’il a tout osé contre une autorité si respectée des philosophes éclectiques. Enfin M. Taine n’est pas seulement de cette école philosophique qui pense que la philosophie a besoin des sciences de la nature pour la solution de tous ses grands problèmes ; il pousse la prédilection pour les méthodes scientifiques jusqu’à les appliquer aux questions esthétiques