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vu une série d’objets pourvus d’une qualité commune, nous éprouvons une tendance qui correspond à la qualité commune, et ne correspond qu’à elle. C’est cette tendance qui évoque en nous le nom ; quand elle naît, c’est ce nom seul qu’on imagine ou qu’on prononce. Nous n’apercevons pas les qualités ou caractères généraux des choses ; nous éprouvons seulement en leur présence telle ou telle tendance distincte qui, dans le langage spontané, aboutit à telle mimique et, dans notre langage artificiel, à tel nom. » Mais qu’est-ce qu’une tendance, sinon le rudiment, l’ébauche, l’état naissant de l’acte intellectuel, qui, arrivé à sa plénitude et à sa parfaite détermination, n’est autre chose que le nom ? Voilà comment l’auteur entend que l’idée générale n’est qu’un mot.

Pour nous expliquer la propriété du mot tendance substitué au terme idée, M. Taine a soin de nous faire observer qu’il fait non une analyse logique, mais une étude psychologique où il s’agit de définir la nature même et l’office propre de l’acte intellectuel sans s’occuper de son objet. Quelque peine qu’il se donne pour établir sa thèse, nous avouons avoir fait de vains efforts pour en saisir la valeur et la portée. Que veut-il dire quand il soutient qu’à proprement parler il n’y a point d’idées générales ? Ceci sans doute, que l’idée n’a pas un objet comme la perception ou l’image. S’il entend par là que l’idée ne répond pas à une réalité concrète, nous sommes d’accord sur ce point, qui n’est qu’une vérité banale ; mais n’est-ce pas encore ici forcer l’expression que de dire que l’idée n’a point d’objet ? M. Taine, en nous expliquant avec sa parfaite netteté de langage comment se forment les idées générales, nous montre l’esprit extrayant de la réalité concrète telle portion, telle propriété, tel élément, pour en faire l’objet exclusif de sa pensée. Donc l’idée générale a un objet comme tout autre acte intellectuel, comme la perception, comme l’image. Seulement cet objet n’est qu’un fragment détaché de la réalité concrète. Nous accorderons même à M. Taine que ce fragment n’est plus une simple partie de la réalité après la transformation que lui a fait subir l’opération de l’esprit à laquelle nous devons nos idées générales. Quand l’image se convertit en idée, elle change de nature. Il n’y a plus seulement entre l’image et l’idée la différence du tout à la partie, de l’ensemble au détail ; il a un nouvel objet sinon créé, du moins révélé par un acte spécial et supérieur de l’esprit. C’est encore la réalité que pense l’intelligence, mais une réalité intelligible et rationnelle, dont le caractère objectif ne peut être mis en doute, puisque c’est de réalités que s’occupe toute science humaine dans le monde moral comme dans le monde physique ; c’est la réalité des causes, des lois, des types et des formes permanentes de la nature et de l’esprit.