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n’hésitent pas à lui accorder le rôle providentiel que Salvien attribuait aux barbares en général, à savoir de châtier et de purifier le monde romain. L’âme d’Etele survit à ses conquêtes gigantesques. Un fils qu’on lui donne, Chaba, et 15,000 compagnons de ses grandes guerres vont rejoindre en Asie Bendekus, père du « fléau de Dieu[1], » et la lignée de Chaba, successeur de Bendekus, continue la famille d’Etele jusqu’à Almos, père d’Arpád, le premier « grand-prince » des Magyars.

Avec Almos commence le cycle des Hétumoger (les sept Magyars). La brillante individualité d’Almos semble créée par l’imagination du peuple pour rattacher Etele à Arpád par une incarnation de l’esprit du roi des Huns dans le conquérant de l’Erdeleu (Transylvanie). En effet, Turóci et Kézai prétendent que l’autour couronné (turul) était le symbole national des nomades qui ont envahi la Pannonie depuis Etele jusqu’à Gyéza, le premier souverain qui se soit prononcé en faveur du christianisme. Aussi le notaire anonyme ne s’effraie nullement de voir le turul rendre mère Emesö dans un songe surnaturel. La fin d’Almos est presque aussi singulière que sa conception miraculeuse. Il disparaît de la scène comme Moïse vivant est enlevé au peuple délivré par son zèle, comme Romulus quitte le monde, sans laisser de traces. Après avoir fait passer les Karpathes aux Magyars, il offre un sacrifice, remet le pouvoir à son fils Arpád, et depuis il n’en est plus question. Qu’il ait été un personnage purement fantastique comme Pharamond ou semi-mythique comme Mérovée, il est certain qu’il personnifie l’exode, comme Arpád, le Josué des Magyars, personnifie la conquête de la terre promise.

Le Saint-Esprit, qui dans la doctrine évangélique est envoyé pour compléter l’œuvre du Verbe, combattant lui-même avec Almos, rien ne put l’empêcher de reconquérir le « domaine d’Etele ; » mais « l’enfant du rêve » ne devait conduire les Magyars qu’au sommet des Karpathes. Comme Moïse contemplant du haut du Nébo la Palestine, où « coulent le fait et le miel, » il put voir de loin les opulentes plaines de la Pannonie, réservées par les destins à sa postérité. Son fils Arpád, qui a donné son nom à la première dynastie magyare, devait les enlever aux Slaves moraves, qui, après tant de peuples, avaient fini par dominer dans le pays sans avoir pu encore y jeter de profondes racines. Leur chef, d’abord séduit par les ruses des Magyars, finit par devenir leur victime, et la cité de Sicambria, fondée par Franco, rendue aux fils d’Etele, vit flotter de nouveau sur ses murs l’étendard de l’autour couronné.

Si le temps n’avait pas réduit les monumens de la période païenne

  1. Turóci, 1re partie, ch. 23.