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bravement. Le chef tint parole jusqu’à la fin de cette lutte inégale ; mais il ne parvint jamais à discipliner ses sauvages compagnons, qu’on fut obligé de licencier. Après la capitulation de Világos, capitulation si souvent déplorée dans les chants populaires, il ne voulut pas déposer les armes, et pendant huit ans il se fit tellement craindre des autorités qu’on offrit à Vienne 10,000 florins à qui livrerait sa tête à la police impériale et royale. Enfin il fut pris en 1857 et pendu ; mais ce genre de mort ne lui enleva pas son prestige dans le peuple. Le dernier paysan ne savait-il pas que les vainqueurs, dans cette fatale ivresse qui semble inséparable des restaurations et qui les compromet presque toujours, avaient, à Pesth et à Arad, fait mourir tant de patriotes sur le gibet ? L’imagination populaire ne se résigna pas plus à sa mort qu’à celle de Sóbri ; elle se plut à supposer qu’au dernier moment un de ses compagnons s’était sacrifié pour conserver au pays un chef redoutable, dont « le pareil ne se trouvait pas dans le monde entier. »

Sans doute le paysan a des goûts plus paisibles que les turbulens pasteurs dont j’ai essayé de faire comprendre les habitudes ; mais il est encore fort loin de ressembler à un cultivateur des Flandres ou de la Lombardie. Le coup d’œil le moins exercé reconnaît en lui un fils des peuples nomades. Dès qu’un bambin peut se tenir à la crinière d’un cheval, son père le place sur sa monture et lui dit gravement : « Tu es un homme. » Aussi voit-on toute la partie masculine de la famille porter des bottes et des éperons dès l’enfance, comme pour prouver à tous qu’ils appartiennent à une nation de cavaliers. Le village ressemble à un camp ; les maisons, qui n’ont qu’un rez-de-chaussée, bâties en briques, couvertes d’argile blanchie à la chaux, figurent une double rangée de tentes. Elles sont séparées par une voie, large comme un boulevard, qui n’est ni pavée ni macadamisée, où les chevaux galopent de front sans gêne, où parfois on plante deux rangs d’acacias. L’église, avec les édifices importans de l’endroit, le temple protestant, la municipalité, occupe au centre la place de la tente du chef. Presque toutes les habitations ont sur la rue un pignon sans porte, percé de quelques fenêtres, terminé en pointe et couvert d’un toit qui fait saillie. Ce toit élevé est en paille ou en bois taillé en forme de tuiles. Une cloison basse de planches et de roseaux, percée de portes et laissant voir la façade de la maison, ferme la cour qui sépare une habitation de l’autre. Les maisons dont la façade donne sur la rue et qui sont bâties au fond d’une cour plantée d’arbustes sont des exceptions : elles appartiennent à des officiers en retraite ou à d’autres personnes que leur genre de vie ou la direction de leurs idées a déjà disposées à prendre en partie des habitudes étrangères. L’influence de