Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/722

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Chaque démonstration de ce genre était décorée du nom de bataille, et les généraux chinois en faisaient une grande victoire, parfaitement établie dans de pompeux rapports qu’ils se hâtaient d’envoyer à Pékin ; ce qui n’empêchait pas les prétendus vainqueurs d’évacuer leurs camps et d’abandonner les villes à l’ennemi. Sans nul doute les Taïpings eussent achevé leur entreprise et renversé la dynastie des souverains mandchoux, s’ils avaient montré quelque esprit d’organisation ou laissé apparaître une idée d’ordre et de progrès au bout de leur révolution ; mais, à l’exemple des troupes impériales, ils ne savaient que massacrer, voler, détruire. Ils passaient comme l’incendie, et ne laissaient derrière eux que des ruines. Les habitans désertaient les villes à leur approche, les cultures étaient abandonnées, le commerce était supprimé, enfin les rebelles faisaient la solitude, comme dit Tacite. Leur avidité, leur barbarie, les rendaient odieux au peuple, qui souhaitait ardemment leur extermination. Seulement les Taïpings avaient sur les impériaux cette supériorité, qu’ils comptaient dans leurs armées des bandes de désespérés sachant et voulant se battre au besoin. Aussi triomphaient-ils, malgré leurs crimes, leurs brigandages et la haine qu’ils inspiraient à l’immense majorité de la population.

C’est à cette époque qu’ils dirigèrent pour leur malheur une partie de leur armée sur Shang-haï, dont ils voulaient s’emparer afin de s’approprier les profits du commerce avec l’Occident. A Shang-haï, les Anglais ont fondé des comptoirs très florissans. Ils y font un commerce considérable, qui se développe chaque jour davantage au détriment de Canton. Tant que les rebelles s’étaient tenus à distance, les riches négocians de Shang-haï les avaient vus d’un œil indulgent. Les Taïpings leur achetaient très cher les fusils et la poudre. La vente en était interdite par la cour de Pékin ; mais les Anglais de Shang-haï s’inquiétaient peu de cette défense. Par compensation, ils livraient à très haut prix au gouvernement impérial toutes leurs armes de rebut, tous leurs canons hors de service. Ils n’avaient dès lors à désirer qu’une chose, c’est que l’équilibre des forces entre l’insurrection et la dynastie se maintînt, et fit durer longtemps, avec les malheurs de la guerre civile, le flot du Pactole à deux branches qu’ils avaient détourné dans leurs comptoirs ; cependant lorsqu’ils virent approcher ces troupes effrayantes de rebelles avides du bien d’autrui, et qui n’avaient d’autre politique, d’autre morale, d’autre objet qu’une liquidation sociale, ils prirent l’alarme et se rallièrent au gouvernement de Pékin. Celui-ci du moins, malgré beaucoup d’abus, n’avait pas érigé le vol à la hauteur d’un principe. On résolut non-seulement de protéger la ville, mais encore de donner de l’air et de l’espace à ses habitans, en forçant la révolte à reculer au-delà d’un rayon de 10 lieues.