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se faire justice lui-même, et saisit les caisses du gouvernement. Cet acte d’audace amena sa destitution immédiate. Ce que voyant, Burgevine, qui n’était pas homme à supporter patiemment sa disgrâce, quitte le Kiang-sou, prend la route de Pékin, et va solliciter de l’empereur sa réintégration. Il est bien accueilli dans la capitale, on lui fait toutes les promesses imaginables, on le confirme dans son grade, et on le renvoie à Shang-haï en lui disant que l’ordre de lui rendre son commandement était adressé au gouverneur du Kiang-sou. Tout cela n’était qu’un jeu.

Burgevine n’obtint rien du gouverneur ; aussitôt il se tourne du côté des Taïpings et négocie avec eux. Ceux-ci lui promettent d’amples dédommagemens ; le marché conclu, Burgevine, en plein jour, s’empare d’un steamer de l’empire, et, avec cinquante hommes qui le suivent, en présence de la population stupéfaite, du gouverneur impuissant, il lève l’ancre pour se rendre tranquillement au camp des rebelles. Là-dessus, grand émoi dans la ville et chez le gouverneur. Le talent de Burgevine, sa bravoure, son prestige militaire, donnaient à cette défection une gravité exceptionnelle. Le gouverneur mit sa tête à prix. Ne valait-il pas mieux lui payer sa solde ? Ce procédé par trop chinois indigna les Européens. Le corps consulaire fit entendre des remontrances ; le consul des États-Unis écrivit une protestation. Le gouverneur répondit que Burgevine, étant au service de La Chine, était passible des lois du pays, et il refusa de retirer sa proclamation. Burgevine d’ailleurs n’en craignait point l’effet. Bien audacieux parmi les Chinois eût été celui qui serait parvenu à mettre la main sur le proscrit. Il était déjà au milieu des Taïpings avec sa bande. Quels étaient ses projets, et qu’aurait-il fait à la tête de ce parti de désespérés ? Beaucoup de mal au gouvernement sans doute. L’indiscipline de ses gens fit avorter ses plans. En vain s’efforça-t-il de maintenir dans sa troupe un bon ordre au moins relatif. La licence, la débauche, l’impunité, entraînèrent ces soldats de hasard. Leur insolence alla si loin, que Burgevine, pour sauver au moins l’honneur de son autorité, se vit forcé de sacrifier son lieutenant. Il le tua d’un coup de pistolet. Ses troupes l’auraient immédiatement tué lui-même, s’il n’était parvenu à s’échapper.

Voilà donc notre aventurier placé entre les impérialistes qui l’avaient proscrit et les rebelles qui menaçaient sa vie. Croit-on que cet esprit inventif, vraiment américain, à qui les revers servaient comme de tremplin pour rebondir, fût pris de découragement ? Pas le moins du monde. Burgevine revient à Shang-haï en bravant tous les dangers. Il se rend chez le capitaine Gordon, un officier de l’armée britannique qui commandait les troupes chinoises disciplinées à