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bien venu, et l’on s’en contente. Avec la musique, c’est autre chose ; ici le sentiment règne seul ; quoique vous fassiez, vous ne produirez rien que par lui, surtout si vous êtes simplement un homme du monde et n’avez pas appris dans les conservatoires cet art ingénieux, aujourd’hui tant en honneur, de moduler dans le vide ; c’était le cas de Rouget de l’Isle. Un soir il se trouvait chez des amis, qui tous brûlaient comme lui des saintes ardeurs du patriotisme, une jeune dame l’exhorte à composer un hymne guerrier pour la circonstance, à devenir le Tyrtée de la France. Il rentre ému, enfiévré par la conversation, et, cette nuit même, écrit la Marseillaise.

Maintenant, à la place de ce galant homme, qui ne connaît d’autre art que son inspiration, mettez un musicien de profession ayant conscience de ce qu’il va faire ; dites à ce musicien qu’il s’agit de composer un chant national pour un peuple dont la patrie est en danger, et qui s’élance à la frontière pour défendre et sauver sa liberté naissante ; n’oubliez pas d’ajouter que ce peuple est de tous le plus capable d’exaltation, le plus inflammable. Que fera votre musicien ? Pour un homme du métier, le choix ici ne saurait être douteux, il prendra tout de suite un mouvement vif, rapide : à deux quatre, quelque chose d’accéléré, d’impétueux, des rhythmes brefs, incisifs, hardis, entraînés, entraînans. Rouget de l’Isle fait le contraire, il procède par un air de marche, une mélodie à quatre temps, dans le vieux style. Opter, se décider pour telle forme plutôt que pour telle autre, supposerait des connaissances et des habitudes qu’il n’a pas. Il ignore les moyens techniques. Ces colères farouches, ces haines vengeresses, parfois sauvages, qu’il a mises dans ses vers, il ne sait musicalement comment les exprimer. Le musicien, chez lui, n’a rien en propre de cet art dont dispose le poète, plus ou moins habile à condenser en des strophes ordinaires les électricités de l’atmosphère ambiante. Poète, il en sait assez pour être médiocre, musicien, il est condamné à ne pouvoir être que sublime. Il n’a que son pressentiment, et ce pressentiment est son génie. De là cet hymne immortel de la révolution à son aurore, alors que tous, comme aujourd’hui, se sentaient les enfans de la grande patrie, et s’embrassaient sous le drapeau comme des frères, ce chant si humain, si français, qu’il faut surtout chanter devant l’ennemi, car, parmi tant de choses sublimes qu’il renferme et qu’il raconte, celle qu’il dit le mieux, c’est que

Le jour de gloire est arrivé !

A l’Opéra, Marie Sass détache en pleine vigueur ce fier morceau. On peut dire que toutes les ressources de sa robuste nature s’y dépensent sans marchander. Après chaque couplet, elle arrive au refrain hors d’haleine, et l’intervalle plus qu’ordinaire où sa respiration l’oblige, loin de nuire, ajoute à l’effet. Ainsi préparé, attendu, le cri : « Aux armes, citoyens ! » produit une explosion souveraine ; mais à quel prix de